Blaise Benoit, 27 février 2004
Merci, Blaise Benoit, pour cette belle méditation sur Nietzsche, à la fois savante et vivante.
>Vous commencez par quelques citations bellicistes de Nietzsche, qui mettent le conférencier en posture difficile, dites-vous, mais aussi invitent à une lecture sans préjugé, en vue de déterminer la signification mais aussi la valeur de la guerre dans la pensée nietzschéenne.
Puis vous nous entraînez à la recherche des sources de la notion de « guerre » chez notre auteur, en référence notamment à Stendhal, à Homère et Eschyle qui nous conduisent à une véritable métaphysique de la guerre (comme chez Héraclite par excellence), d’une guerre qui n’est pas désordre absurde mais manifestation ou même principe d’une conflictualité cosmique.
Cette recherche nous mène à la multiplicité des sens du mot « guerre » dans le style métaphorique de Nietzsche et ce aux niveaux microcosmiques des rapports inter-individuels (de la rivalité salutaire et même de la fureur vertueuse, jusqu’en amour) et des rapports intra-individuels (aussi bien dans le corps que dans l’esprit, toujours en guerre intestine entre affects et humeurs), mais aussi au niveau macrocosmique des rapports inter-étatiques où la guerre manifeste et entretient la santé éthique des peuples (comme chez Hegel notamment), l’adversité douloureuse étant un principe civilisateur, un révélateur de grandeur, de noblesse, selon un réalisme éthique peut-on dire et non pas prosaïque. Cela mène à « la grande politique » : la grande guerre étant menée contre le ressentiment, la petitesse et la bassesse qui rétrécissent la vie, comme c’est le cas de la petite guerre d’un patriotisme mesquin.
Vous en venez alors au panbellicisme de Nietzsche selon lequel la volonté de puissance structure toute réalité selon des rapports de forces qui ne sont pas substantiels ou statiques mais relationnels ou dynamiques, la volonté de puissance interprétant métaphoriquement toute chose ou tout processus plutôt, la création présupposant la destruction (avec tout ce que cela peut présenter de dérangeant moralement).
En un dernier moment, vous nous proposez une interprétation de cette conception panbelliciste quant à notre thématique des rapports de la guerre et de la paix, Nietzsche s’opposant frontalement ainsi à la thèse kantienne de la paix perpétuelle par le droit (sans peut-être avoir lu Kant de très près, dites-vous) : Nietzsche destitue la raison pratique (c’est-à-dire la référence principielle à un devoir-être idéal) comme relevant, au mieux, de l’illusion et, au pire, du mensonge, le droit n’étant lui-même qu’une expression plus ou mois masquée d’une force, ce que révèle la lecture de Thucydide (plus réaliste) qui nous apprend que le droit n’est que l’envers solidaire de la guerre et donc que la guerre et la paix sont de faux contraires. Le panbellicisme de Nietzsche n’est donc pas un appel débridé à la guerre barbare ou bestiale, mais une école de lucidité et de courage qui nous montre la voie d’une sublimation qui acquiesce à la vie en tâchant de l’embellir par l’art.
Vous concluez par une référence à l’expérience vécue que Nietzsche a faite des horreurs de la guerre, ce qui confère à son bellicisme une vertu instructive.
ÉLÉMENTS DU DÉBAT
Le premier moment du propos du conférencier ayant été accordé à une recherche généalogique en quête des sources de la pensée nietzschéenne de la guerre, les questions ont d’emblée porté sur les rapports de cette pensée avec celles de Darwin (non cité), de Kant et de Hegel (cités). Pour ce qui est de Darwin, le conférencier tient à différencier les concepts de « lutte pour la vie » et de « volonté de puissance », puisque dans le premier cas ce sont toujours les plus forts qui triomphent historiquement, alors que dans le second ce sont souvent les plus faibles ; pour ce qui est de Kant, chez qui « l’insociable sociabilité » présente bien aussi un conflit des forces qui structure les rapports des hommes entre eux et au monde, c’est un principe d’ordre téléologique qui fait sortir le cosmos (social et historique) du chaos des passions, ce qui se trouve ici en désaccord avec la conception nietzschéenne qui ne voit là qu’une projection anthropomorphique de la raison pratique visant à voiler que rien ne vient finalement transfigurer le chaos, qui demeure irréductiblement chaos (comme on peut le lire au § 109 du Gai Savoir). Hegel ayant été référencé comme l’une des sources de la pensée de la guerre chez Nietzsche, une troisième intervention tient à préciser que Hegel s’est élevé contre l’évolutionnisme biologique puisque chez lui c’est l’Idée qui se déploie dans la nature, et que le bellicisme hégélien, replacé dans le contexte de « la raison dans l’histoire », ne relève pas du pessimisme tragique dont témoigne le bellicisme nietzschéen, ce dont convient très volontiers le conférencier qui redit ici que Nietzsche « lit souvent par ouï-dire ».
Une nouvelle intervention déporte alors le débat de l’amont des sources de la pensée nietzschéenne de la guerre vers l’aval des influences qu’elle-même a pu exercer par le biais des interprétations qui ont été faites de « la grande politique », notamment par le fascisme et le nazisme qui s’en sont réclamés pour justifier leur panbellicisme. Le conférencier ayant d’emblée annoncé l’inconfort du lecteur-commentateur de Nietzsche, divisé entre le vif intérêt pour ce que dévoile une telle pensée du plus profond de la condition humaine, comme du monde lui-même, et la prise de recul critique que ne peuvent manquer de susciter chez lui certaines de ses thèses les plus radicales dans le domaine éthique et politique, la question se trouve alors posée de savoir quelle lecture on peut et doit faire des propos de Nietzsche : une lecture platement réaliste qui les prend au pied de la lettre, au risque d’une idéologisation dévalorisante, pour le moins, et souvent à contresens, pour le pire, ou bien une lecture décidément métaphorique qui en recherche l’esprit, au risque d’une esthétisation le plus souvent complaisamment pratiquée ? C’est alors que le conférencier s’attache à livrer le style de sa lecture de Nietzsche, qui essaie de concilier la découverte du sens interne d’une telle pensée en tâchant d’en mettre en évidence (de texte en texte) les réseaux de métaphores (sans y demeurer prise ni produire à son tour d’autres métaphores) et la saisie des concepts ainsi progressivement construits et mis en œuvre, dans la perspective d’en dégager comme un ordre des raisons qui pourrait contribuer à la reconstruction d’une raison critique.
En réponse à la question qui se pose alors de la légitimité d’une telle lecture, qui semble bien faire violence à cette pensée en la déplaçant de son lieu métaphorique vers un champ conceptuel, le conférencier tient qu’il nous faut lire Nietzsche en philosophe, et pas seulement en poète inspiré et encore moins en idéologue patenté, notamment comme un penseur de la civilisation historique qui en diagnostique de façon incomparable le nihilisme en nous appelant à nous y confronter pour le dépasser. Mais une dernière question émerge alors qui demande s’il faut vraiment lire ce grand penseur philologue, qui nous oblige à nous interroger et nous mène à choisir une interprétation (notamment de l’art en tant que renfort de la vie), comme un philosophe, ce qui peut effectivement conduire à une reconstruction de la pensée nietzschéenne qui risque d’en fausser le statut d’aventure métaphorique Blaise Benoit convient alors du danger d’une telle intronisation philosophique de cette pensée, tout en maintenant que l’on peut faire de celle-ci une lecture éthique instructive, comme antidote en même temps aux illusions d’un idéalisme dogmatique (lorsqu’il prône, par exemple, le pacifisme moral, ou même juridique) et aux mensonges d’un réalisme cynique (notamment quand il fait de la guerre barbare le dernier mot de toute chose).
Joël GAUBERT