La faute à Dewey ! (Synthèse)

11 mars 2016

 

Merci, monsieur Fabre, pour votre propos instructif et donc stimulant.

Vous annoncez d’entrée que vous ne vous ferez pas ici l’hagiographe de John Dewey mais son rapporteur, puisqu’il a pu de son vivant [1859-1952] connaître les critiques qui lui ont été faites et y répondre lui-même.

Dans un premier moment, vous nous présentez Dewey tel qu’en lui-même, c’est-à-dire comme un philosophe systématique, qui a traité de tous les domaines de l’existence humaine (logique, science, technique, société, politique, morale, art, etc.), tous problématisés dans sa démarche méthodique de l’enquête par le souci de l’éducation, et cela en vue d’une transformation de la société selon une démocratisation qui permettrait l’accomplissement de tous et de chacun (Démocratie et éducation, 1916) mais aussi pour restaurer ou reconstruire la philosophie elle-même (Reconstruction en philosophie, 1919).

Vous précisez alors cette philosophie de l’éducation comme étant fondée sur trois principes : une activité pédagogique autotélique (l’éducation étant à elle-même sa propre fin), une action éducative globale dépassant tous les dualismes anciens de la théorie et de la pratique, et visant à refonder un humanisme qui serait susceptible de résoudre la crise que traversent les États-Unis d’Amérique de la première moitié du XXe siècle. C’est dans la critique de l’école américaine de l’époque, en référence à « l’éducation nouvelle » (de J.-J. Rousseau jusqu’à J. H. Pestalozzi et O. Decroly, notamment) – ou encore à la « Progressive Education » – et dans le cadre de « l’École laboratoire » de Chicago (qu’il crée en 1896), que Dewey fonde sa pédagogie, centrée sur le souci de l’expérience que l’enfant peut et doit faire lui-même du monde naturel et du monde social.

Puis, dans un second temps, vous en venez à la critique frontale et totale que lui adresse Hannah Arendt (dans La crise de la culture, 1958) alors que lui-même, sous le coup de sa déception à l’égard de la « Progressive Education », a déjà effectué cette même critique dès les années 1930 (dans Expérience et éducation, 1938). Selon la critique d’Arendt, le désastre de l’éducation aux USA vient de trois erreurs : l’autonomisation du monde de l’enfant, le primat donné aux méthodes sur les contenus d’enseignement et celui accordé au faire sur l’apprendre. Mais Arendt se trompe, dites-vous, en ce que Dewey lui-même insiste sur le guidage, et même sur la redirection nécessaire de l’expérience de l’enfant par la médiation culturelle de l’éducateur et même du maître, la critique d’Arendt n’atteignant, ici comme ailleurs, que les dérives et non pas le cœur même de la pédagogie nouvelle.

La seconde critique d’Arendt, qui porte sur le primat accordé aux méthodes sur les contenus enseignés et qui fait de l’enseignant un gestionnaire psycho-pédagogique des apprentissages, ne tient pas plus, puisque Dewey critiquait lui-même (dès Expérience et éducation, encore) la séparation arbitraire de la méthode et du contenu, l’éducateur devant d’abord maîtriser sa discipline pour mettre au point les meilleures conditions d’apprentissage possibles permettant à l’enfant de prendre confiance en soi. La troisième critique d’Arendt, portant sur le primat accordé au savoir-faire et au faire sur l’apprendre, ne tient pas mieux car la pédagogie de Dewey repose sur un carré d’exigences : que l’activité (et non pas l’agitation, précisez-vous) de l’élève ait un sens en dehors de l’école et soit intelligente afin de permette l’acquisition d’un savoir qui puisse résoudre des problèmes réels. La difficulté est alors celle de l’articulation d’un projet global et de sa mise en œuvre détaillée et progressive, et de l’articulation des contenus des programmes aux capacités et expériences réelles des élèves, sur lesquelles il faut bien s’appuyer pour leur faire intégrer l’expérience humaine cristallisée dans les contenus culturels transmis, Dewey critiquant par là même les dualismes qui habitent encore l’empirisme de « la pédagogie nouvelle » (de Pestalozzi, Decroly et autres), notamment la séparation, centrale, entre le concret et l’abstrait. Il faut donc bien saisir le malentendu de la critique arendtienne du pragmatisme de Dewey, insistez-vous à nouveau, critique qui ne concerne, au mieux, que les dérives des applications pratiques de la philosophie de l’éducation de Dewey.

En un troisième et dernier temps, vous vous demandez d’où peut bien venir cet acharnement contre la pédagogie de Dewey, si ce n’est de la complexité même de sa philosophie, qui critique tous les dualismes de la tradition philosophique, comme, par exemple, entre intérêt et effort ou entre culture générale et formation professionnelle, Dewey travaillant à un nouvel humanisme, qui insiste sur un savoir qui soit problématisé en référence à des enjeux culturels qui doivent être explicités par l’éducateur. Mais vous ajoutez, en une remarque conclusive, que les difficultés de cette pédagogie proviennent aussi de sa mauvaise réception, voire des résistances actives qu’opposent des théories et des pratiques toutes faites à la mise en œuvre de pensées et d’actions nouvelles, jusque dans le domaine de l’éducation.

Joël Gaubert