Rémi BRAGUE, 7 avril 2000
Nous vous remercions vivement, Monsieur Brague, pour nous avoir fait rechercher avec vous, de façon aussi érudite qu’ironique (humoristique plutôt), ce que l’on peut bien appeler « l’Europe ».
Vous qualifiez d’entrée l’Europe d’ « objet philosophiquement bizarre » au sens où il faut le « préparer », ce que vous nous proposez de faire par la médiation de thèses tranchées, appelant comme telles le débat.
La première thèse est de « parcimonie », dites-vous, ou de modestie, puisqu’elle rompt le grand récit qui témoigne de l’impérialisme culturel occidental qui nous fait nous justifier, en accaparant Athènes notamment. La seconde est plus positive en ce qu’elle détermine l’Europe comme une réalité d’ordre essentiellement culturel, qui est toute récente (douze siècles, pour remonter à Charlemagne) ajoutez-vous en une troisième thèse, qui pointe l’originalité de l’Europe comme relevant d’une autocritique constante, qui va jusqu’à alimenter et même susciter la critique qu’en font les autres cultures.
Une quatrième thèse qualifie l’Europe d’ « excentrique », au sens où elle est (était) éloignée de tous les grands phares (ou capitales) de la civilisation, excentricité renversée au fil de l’histoire par un eurocentrisme hérité du regard des autres. Votre cinquième thèse pointe l’ « illégitimité » et la pauvreté culturelles originelles de l’Europe, ce qu’elle a compensé par une « adoption inverse », dites-vous, d’illustres ancêtres (comme la Grèce), selon la modalité de renaissances successives que vous déterminez, en une sixième thèse, comme autant de réappropriations critiques de ce que l’Europe pense que les autres ont fait de mieux, comme les langues anciennes notamment.
En une dernière thèse, vous qualifiez l’Europe de modèle culturel qui inclut les autres en laissant persister en lui leur altérité, ce qui vient de l’auto-historicisation qui en fait l’originalité la plus profonde et prometteuse.
ÉLÉMENTS DU DÉBAT
Le propos central du conférencier étant de dédogmatiser (ou désubstantialiser) l’idée d’une Europe entendue comme phénomène culturel (socio-historique) désormais accompli pour l’essentiel dans sa prétention à la supériorité sur les autres cultures, pour réfléchir l’Europe comme relevant d’une réappropriation critique et autocritique incessante de ce que les autres cultures ont fait et font de mieux en des renaissances successives (ce en quoi consiste sa « secondarité »), la question se pose d’emblée du rôle effectif de Rome dans la fondation d’un tel mode d’être historique. Comme l’établit, en effet, Rémi Brague dans son ouvrage Europe, la voie romaine, loin de n’être qu’un moment factuel qui aurait passivement reçu et transmis les héritages d’Athènes et de Jérusalem, Rome constitue le modèle d’une réappropriation et même d’une réélaboration culturelle critique qui féconde ces deux sources, antérieures et extérieures, pour les ouvrir à d’autres possibilités historiques actuelles et à venir (de nature essentiellement juridico-politique et religieuse ici) : « Être romain, c’est faire l’expérience de l’ancien comme nouveau et comme ce qui se renouvelle par sa transplantation dans un nouveau sol, transplantation qui fait de ce qui était ancien le principe de nouveaux développements. Est romaine l’expérience du commencement comme (re)commencement. » (p. 49). C’est ce travail historique de transformation du soi présent par une réinterprétation des cultures précédentes et étrangères qui constitue l’ « adoption inverse » qui fait à la fois l’originalité et la fécondité du mode d’être temporel propre à l’Europe, qui se construit progressivement par le choix que les enfants (descendants) font de leurs parents (ascendants), ce processus d’universalisation critique et autocritique faisant, paradoxalement, la singularité de l’Europe comme « identité excentrique » ou encore « décentrée » : « La culture ne peut être, pour l’européen, quelque chose qu’il possède et qui constitue son identité. Elle sera au contraire quelque chose de fondamentalement étranger, qui rendra donc nécessaire un effort d’appropriation. Ce n’est que par le détour de l’antérieur et de l’étranger que l’Européen accède à ce qui lui est propre. » (p. 172).
Une telle réinterprétation de l’idée d’Europe n’est-elle pas propre, en effet, à en combattre la perversion ethnocentriste -essentiellement fondée sur la prétention d’être, depuis toujours et à jamais, la seule héritière légitime des « Anciens »-, puisqu’elle insiste à la fois sur le caractère constitutif des autres cultures pour le soi qui s’en imprègne et sur la nécessaire inflexion de la revendication vaine, illusoire et dangereuse, d’une filiation supérieure en une obligation impérieuse de mériter toujours plus et mieux ce dont on prétend ne faire qu’hériter comme un legs achevé ? : « La culture n’est pas une origine paisiblement possédée, mais une fin conquise de haute lutte. » (p. 173). Dans le contexte historique actuel de « la construction de l’Europe » et de sa double réification en fait accompli de la production (d’une « grande puissance ») et en sens établi d’une tradition (de « berceau de la chrétienté »), n’est-il pas urgent de rappeler l’Europe à son idée critique et autocritique de tâche infinie de la réflexion pour œuvrer à une nouvelle renaissance qui soit féconde pour elle comme pour les autres, bien plutôt que de la laisser prétendre qu’elle constitue une « identité culturelle » substantielle à nulle autre pareille sur les plans matériel et spirituel, ce qui ne peut qu’alimenter « la guerre des cultures », nouveau visage de « la guerre des dieux » (selon l’expression de Max Weber) ? Si l’Europe peut encore constituer une chance pour l’humanité (à l’heure de sa mondialisation technocratique et de sa fragmentation communautarienne), ce n’est pas au sens où elle voudrait s’imposer aux autres comme le modèle d’un contenu culturel indépassable, mais bien plutôt en ce qu’elle devrait toujours proposer (à soi-même pas moins qu’aux autres) l’exigence formelle du rapport réflexif à soi et au monde qui constitue, paradoxalement, sa singularité universelle ou encore en fait un universel concret : « L’Europe, au sens géographique ou économique, etc ., de ce terme, n’a pas à se présenter soi-même comme un modèle. Elle doit au contraire se proposer à elle-même, comme elle le propose au reste du monde, l’européanisation comme tâche. » (pp. 189-190).
L’école, bien plutôt que d’être soumise à des « programmes européens » qui témoignent d’une primarité positive de plus en plus prétentieuse, tout en banalisant l’Europe dans le patchwork des « identités », ne devrait-elle pas être porteuse, de façon exemplaire en tant qu’institution réflexive, d’une telle secondarité critique, et donc œuvrer à une intégration de type républicain qui dépasserait à la fois l’assimilation (ou digestion) de l’autre par un soi sûr de lui et dominateur, et l’insertion (ou inclusion) des autres dans un soi fasciné par les « différences culturelles » ? Une telle « intégration » culturelle, qui relève d’un travail de soi sur soi, et même contre soi, parmi et avec les autres (ce qui est l’acception la plus classique de la notion de culture), ne nécessite-t-elle pas la médiation commune de l’histoire et de la philosophie -et donc leur réévaluation à l’école comme dans la société-, qui se conjuguent ici dans une historiographie réfléchissante des civilisations qui n’est pas qu’une méthode de connaissance mais aussi une façon d’être et d’agir subordonnée à la tâche anthroponomique de l’accomplissement de l’humanité personnelle et collective par un dialogue cosmopolitique dans lequel l’Europe tâcherait de témoigner toujours plus et mieux, modestement mais résolument, de sa vocation à l’éclairement et à l’émancipation de soi comme des autres ? Ne serait-ce pas la meilleure façon d’essayer d’échapper à l’alternative, ruineuse à tous égards, de l’ethnocentrisme dogmatique et du relativisme sceptique qui alimentent, de façon désormais plus concourante que concurrente, le nihilisme contemporain ?
Joël GAUBERT