la crise de la transmission culturelle à l’école

Joël Gaubert,

Conférence au séminaire Éducation civique et modernité, I.U.F.M. de Nantes, dont le thème annuel de travail était : « La dimension civique et morale de la culture scolaire : construire du symbolique et partager un imaginaire émancipateur ». La conférence a été donnée lors de la journée « La loi et l’éducation sexuelle à l’école » – 26 mai 2004

Si la culture et sa transmission relèvent bien d’une symbolisation progressive des rapports des hommes au monde et entre eux, la crise contemporaine de la transmission culturelle ne provient-elle pas d’une désymbolisation régressive de la réalité humaine collective (objective) et personnelle (subjective), c’est-à-dire d’un processus à la fois de décivilisation et de démoralisation ?

La tâche qui s’impose alors n’est-elle pas celle d’une resymbolisation de l’existence <

humaine, notamment par la médiation d’une école qui reprendrait conscience de soi et confiance en soi comme institution dont le plus propre consiste, précisément, en une transmission symbolique qui rende les hommes toujours plus lucides et responsables, surtout dans un monde qui semble bien redevenir de plus en plus violent ?

INTRODUCTION

Si l’on peut entendre par « crise » la situation dramatique (voire tragique) dans laquelle se trouve l’être en crise et qui vacille entre la dégradation et la mort, d’un côté, et la renaissance et la vie, de l’autre, il semble bien que ce soit, en ce début de XXIe siècle bien tourmenté, le cas de « la culture » déterminée comme l’ensemble des institutions (économiques, sociales, politiques et symboliques) que les hommes se donnent pour survivre, vivre ensemble et vivre aussi bien que possible en régulant la violence, institutions qu’ils se transmettent dans leur histoire, de génération en génération, notamment par la médiation de l’école, dont la transmission culturelle semble bien constituer la mission la plus propre.

En effet, le sentiment le plus partagé aujourd’hui (dans le monde entier, semble-t-il) est celui d’un malaise dans la culture et sa transmission, scolaire notamment, malaise qui fait de la « conscience de crise » le lieu le plus commun non seulement du sens dit commun mais aussi des formes les plus élevées voire les plus sublimes, les plus symboliques, de cette même culture : la science, la religion, l’art et la philosophie elle-même.

Cette crise de la transmission culturelle appelle d’emblée un double questionnement :

  • d’ordre théorique d’abord, à propos de son essence (en quoi consiste-t-elle ?), de son existence (quelles en sont les manifestations, les causes et les conséquences ?) et de son sens (constitue-t-elle pour l’humanité un signe de décadence ou bien une nouvelle chance d’accomplissement ?) ;

  • questionnement d’ordre pratique ensuite : cette crise relève-t-elle d’un destin inexorable, ou bien d’une destinée que l’action humaine pourrait espérer infléchir, et, plus particulièrement, que peut et doit y faire la pensée, notamment la réflexion philosophique qui nous réunit ici, c’est-à-dire dans l’institution scolaire et universitaire ?

Quelle démarche allons-nous entreprendre pour tâcher de répondre à ces questions ?

Je nous propose, pour faciliter et radicaliser à la fois notre recherche (et notre débat), de faire l’hypothèse qu’il y a au moins trois grandes façons de se représenter la crise de la transmission culturelle et l’attitude des hommes à son égard (notamment à l’école). Une représentation que je dirai « analytique », tout d’abord, qui met au centre de la culture, comme de sa crise et de l’action de l’homme à son égard, les sciences et les techniques, c’est à dire la volonté d’efficience, représentation dominante depuis trois siècles. Une représentation « herméneutique », dans un second temps, centrée sur le langage et l’art, ou encore le mythe et la religion, c’est-à-dire les arts, spontanés ou savants, du sens ou de la reconnaissance, représentation dominée aujourd’hui mais dont la revendication renaît dans une « demande de sens » qui se fait de plus en plus pressante, notamment pour ce qui est de l’école. Enfin, une représentation « critique », qui met l’accent sur la politique, le droit et la morale ou encore la philosophie, qui mettent en exergue l’émancipation de l’homme par l’auto-réflexion ou la libération par la connaissance (notamment de soi et d’autrui), conception dont le sort me semble d’être toujours dominée depuis Socrate, surtout aujourd’hui.

Ces modèles (ou paradigmes, idéal-types) engagent tous les trois, de façon distincte et même concurrente mais qui peut être concourante, ce qui constitue le plus propre de la condition humaine : la symbolicité, c’est-à-dire la faculté de l’esprit humain de se représenter le monde et soi-même par la médiation de signes et qui est à l’origine et au fondement de la constitution et de la transmission de la culture. Notre hypothèse centrale sera ici que si l’humanisation de l’homme relève d’une symbolisation progressive de ses rapports au monde, à autrui et à soi-même, la crise qui le menace de déshumanisation provient d’une désymbolisation régressive de la réalité humaine collective (objective) et personnelle (subjective), ce qui nous confère la tâche d’une resymbolisation réflexive de l’existence humaine (notamment à l’école, voire par l’école), si nous voulons réellement combattre le retour actuel de la violence barbare engendrée par le nihilisme contemporain, ce qui est l’enjeu le plus global de notre propos ici, qui n’est pas seulement d’ordre académique mais aussi et surtout, finalement, de nature cosmopolitique.

I – Commençons donc par la conception que j’ai qualifiée d’« analytique » de la culture et de sa transmission (scolaire notamment) ainsi que de sa crise et de l’attitude que l’homme peut, voire doit adopter à son égard – conception dont j’ai déjà indiqué qu’elle est dominante depuis trois siècles jusqu’à aujourd’hui même, notamment par le biais du phénomène historique actuel de la « mondialisation »

1 – Qu’est-ce tout d’abord que la culture dans son acception analytique ?

Selon cette conception de l’homme et du monde, l’homme est d’abord et avant tout un être fini, limité dans son existence biologique et donc conditionné voire déterminé par ses besoins et désirs, qui l’ouvrent au monde et à autrui, comme à soi-même, sur le mode d’un intérêt technique pour l’efficience puisque, s’il est certes fini, l’homme est néanmoins doué de la faculté de produire ce qui est nécessaire à la reproduction de sa vie biologique : l’homo biologicus est donc d’abord homo faber, homo economicus. Mais c’est selon la même logique de la satisfaction nécessaire de son intérêt technique pour l’efficience, ou encore la puissance, qu’il devient homo sociologicus et même politicus, puisque la production de la survie nécessite l’établissement d’institutions rendant possible le vivre-ensemble, mais aussi l’existence de valeurs, de croyances, de « symboles » venant légitimer une telle conception de l’homme comme de la nature et de la culture. Ainsi l’homo symbolicus ne constitue ici, finalement, que l’expression justificatrice d’un fondement véritable qui se trouve ailleurs : dans l’efficience ou la puissance obtenue par la voie de l’analyse intellectuelle (d’ordre essentiellement scientifique) qui rend possible la transformation puis la production techniques méthodiques de la nature puis de la culture et donc du monde lui-même.

Mais de quel type ou régime de symbolicité relèvent la constitution et la transmission d’une culture ainsi conçue et pratiquée ? La mise en œuvre de sa disposition technique à l’habileté est de l’ordre de l’expression mimétique par l’homme de ses besoins et désirs naturels qui aspirent à la satisfaction selon une logique symptomale (ou encore indicielle), les signifiants alors employés n’étant ici que l’extériorisation expressive des signifiés et ne visant que des « états de choses » mondains (des faits naturels ou culturels) susceptibles d’être efficacement maîtrisés en vue de la consommation et donc de la conservation de soi. Le signe (gestuel, onomatopéique, linguistique…) est donc ici rien moins qu’arbitraire ou conventionnel, mais bien plutôt congruent, concrescent (concret), puisqu’il adhère étroitement à la représentation (le signifié) et à la chose (le référent), puisque il est même (mimétiquement) la représentation et la chose selon une pensée primaire pour laquelle : « qui maîtrise le mot maîtrise la chose ». La constitution et la transmission des représentations, énonciations, actions et institutions, ou l’advenir de l’homme à la culture et le devenir de la culture relèvent donc d’un processus (d’un procès) de civilisation à la fois spontané et réglé, de plus en plus réglé.

N’est-ce pas, en effet, une telle conception qui rend le mieux compte de la culturalité de l’homme, à la fois dans son essence anthropologique et dans son existence historique, déterminées et scandées par les grandes étapes du « progrès-des-sciences-et-des-techniques » ? C’est bien en tout cas cette anthropologie et même cette philosophie de l’histoire qui dominent depuis trois siècles, depuis la « révolution scientifique et technique » fondatrice des Temps modernes, inaugurée par Galilée et Descartes puis continuée par l’empirisme anglais, les Encyclopédistes Français, l’utilitarisme et le pragmatisme américains, jusqu’au néo-libéralisme triomphant d’aujourd’hui, révolution devenue permanente et qui promet à l’homme la satisfaction de son besoin de survie, de son désir de vie commune et de sa volonté de vie bonne tout ensemble. Tel était bien en tout cas l’enthousiasme qui animait les pères fondateurs d’une telle conception de la culture des hommes (et de l’école notamment, entendue comme entreprise potentiellement polytechnique), qui pensaient ainsi remédier aux limites et pathologies (au mal donc) qui rongent la condition humaine : l’abondance économique devait entraîner l’égalité sociale, puis la liberté politique et enfin les lumières symboliques parmi les hommes. N’est-ce pas un tel enthousiasme qui est aujourd’hui bruyamment repris par les nouveaux chantres du changement incessant du monde (comme de l’école elle-même) par le biais de la révolution inouïe des « nouvelles sciences et technologies de l’information et de la communication » ? Mais pourquoi en appeler avec insistance à une réforme radicale : y aurait-il donc une crise de la culture et, si oui, laquelle ?

2 – Qu’est-ce donc que la crise de la culture et de sa transmission dans son acception analytique ?

Selon une telle conception, la crise de la culture ne peut venir que d’une crise de la production (ou de la répartition) économique dont la courbe fléchit voire chute, rendant ainsi à nouveau rares (absolument ou relativement, réellement ou artificiellement) les biens et les services qui satisfaisaient jusque-là les besoins et désirs des hommes, cette interruption du son et de l’image du progrès économique étant conçue comme entraînant l’interruption du progrès de l’égalité sociale, de la liberté politique et des lumières symboliques. Une telle logique rendrait bien compte, semble-t-il, de la confusion politique et symbolique de notre époque, qui serait due à la dépression économique ayant mis fin aux « Trente glorieuses » (1945-75), le chômage ou « la fin du travail » entraînant avec eux les pathologies sociales (« l’exclusion » et « les incivilités ») et politiques (la perte de confiance dans la représentation politique et la désertion de l’espace public), ainsi que la perte des « repères », des « valeurs », la désorientation intellectuelle et morale. Bref : « l’horreur économique » serait à la fois l’origine et le fondement des horreurs sociale, politique et symbolique.

Mais « la crise » est, au fond, pensée ici comme étant essentiellement de l’ordre de la transmission ou plutôt de l’échec de la transmission de la culture mécanique selon la logique symbolique qui la caractérise puisque la crise actuelle de l’institution scolaire, notamment en France, viendrait (selon les discours dominants) de son « inadaptation » à « la culture d’entreprise » qui, elle, a bien su passer de l’ère de la production nationale à celle de la communication mondiale, inadaptation qui engendrerait les pathologies scolaires, certes, mais aussi économiques et sociales, l’école étant déclarée coupable non seulement de « l’échec scolaire » mais aussi du chômage, de l’exclusion, de l’incivilité, et même de la désorientation symbolique des esprits (notamment par le biais de la diffusion d’un « ennui »1

devenu quasi rédhibitoire et dont s’inquiètent au premier chef et sans cesse les gouvernants et les réformateurs de l’école, comme en témoignent la consultation Allègre-Meirieu des lycées de l’hiver 1998 et « le grand débat national sur l’avenir de l’école » de la fin 2003, dont la question (numéro 8) la plus entêtante et reprise a été : « Comment motiver les élèves et les faire travailler efficacement ? »).

3 – Quelle peut et doit donc être l’attitude théorique et pratique de l’homme à l’égard d’une crise de la culture ainsi conçue et de sa transmission scolaire essentiellement ?

La solution d’une crise de la culture ainsi représentée ne peut provenir que d’un surcroît de production technique et donc de l’explication scientifique qui la rend possible et, par là, d’une « reprise économique » (en cas de régression ou de marasme) ou d’une « mise aux normes » des « secteurs » (pays, régions, institutions…) mauvais élèves du mode de développement mécanique, maintenant devenu informatique dans la « net-économie ». Bref, s’impose une « rationalisation », selon le principe économique essentiel de la « rentabilisation » (obtenir le plus d’effet avec le moins d’effort, « au moindre coût »), une « optimisation » donc des ressources naturelles mais aussi culturelles, dont l’homme lui-même maintenant paré du beau titre de « capital le plus fructueux », à « gérer au mieux » au titre des « ressources humaines ». La culture devient alors elle-même la ressource matricielle, la denrée essentielle du « développement humain », que l’« éducation » désormais promue au rang de « priorité des priorités » doit produire et déployer de façon optimale par le biais de l’extension illimitée des nouvelles technologies de l’information et de la communication, en référence auxquelles l’école doit elle-même être transformée de fond en comble, révolutionnée d’urgence, pour devenir enfin polytechnique.

En effet, l’école étant une institution partielle, qui fait partie de la société civile globale, elle n’en est, et peut et doit être, qu’une expression mimétique (symptomale ou indicielle) qui en reproduise le plus efficacement possible la logique globale sur les plans à la fois organisationnel et culturel, selon le modèle de « la culture d’entreprise ». Pour ce qui est de l’organisation des rapports des membres de l’école entre eux (dans « la vie scolaire ») mais aussi de la transmission (dans ses contenus et ses méthodes), c’est selon le modèle de la citoyenneté managériale qu’il faudrait de toute urgence réformer et même refonder l’école pour redonner le goût du travail aux élèves par des contenus plus concrets, techniques plutôt que scientifiques – des savoir-faire et compétences plutôt que des savoirs et connaissances – et des méthodes plus actives, par le biais des T.I.C.E. essentiellement, et ce jusqu’à « remplacer le dire – la parole, professorale surtout – par le faire » (comme le préconisait un rapport du C.N.P., de décembre 1990), ou encore jusqu’à : « faire classe sans faire cours » (dixit P. Meirieu2), le discours enseignant étant relativisé voire rebuté par la manipulation des indices et des icônes sur écran et au moyen d’un partenariat école-entreprise généralisé sur fond de « bassins de formation » régionaux. Mais cette citoyenneté et cette pédagogie indicielles, où il s’agit de constater, d’expliquer, d’organiser et de produire factuellement et efficacement, pourrait se montrer susceptible aussi de redonner confiance aux enseignants dans leur mission en les rendant à nouveau, ou enfin, réellement utiles à quelque chose, et donc susceptible de mettre fin à leur « malaise », leur « désarroi » même, qui proviendrait de leur sentiment d’échec issu lui-même de leur méconnaissance du monde du travail (ce à quoi devrait remédier, là encore, une formation en alternance avec reconversion professionnelle à la clé le cas échéant ou le cas échouant !).

C’est bien ce discours techno-scientifique, économique en son fond, qui préside essentiellement à la réforme actuelle de l’école en France, de façon désormais affichée depuis quinze ans (de la Loi Jospin de 1989 à la réforme Allègre-Lang-Ferry toujours en cours aujourd’hui), tout comme il commande les « critères de convergence » et les « ajustements structurels » qui visent à remettre sur le droit chemin l’économie européenne et mondiale et, par là, à rétablir les « grands équilibres (dits) culturels » de notre temps. Dans le contexte de la civilisation historique contemporaine de la mobilisation générale de l’humanité pour la reproduction matérielle de sa vie par le biais d’un appareillage techno-scientifique de plus en plus complexe, différencié et « performant », n’est-il pas légitime de vouloir fonder une éducation (et donc une école) essentiellement voire exclusivement préoccupée de la formation de la faculté technique des jeunes générations en vue de produire toujours plus et mieux ? N’est-il pas légitime de chercher à « adapter » toujours plus l’éducation et le « système scolaire » lui-même au progrès continuel des sciences et des techniques, une telle formation polytechnique (initiale et continue, « tout au long de la vie ») travaillant à la reproduction maximale de la vie matérielle et culturelle en formant essentiellement des travailleurs qualifiés, aptes à s’inscrire dans la division technique et sociale du travail qui caractérise la société du moment ? Ne serait-ce pas là le meilleur remède au chômage comme à l’échec scolaire, voire à toutes les autres pathologies du monde contemporain ? N’est-ce pas, au fond, la demande la plus pressante adressée à l’école par des parents de plus en plus inquiets pour l’avenir de leurs enfants (comme Kant le remarquait déjà à la fin du XVIIIe siècle) ?

N’en venons-nous pas nous-mêmes, d’ailleurs, à parler la novlangue-techno, de nature techno-scientifique et même technocratique, jusque dans le plus for intérieur de nos vies intimes lorsque nous « traitons » de nos amitiés et amours en termes d’« expériences », pour « adapter » nos « comportements » en vue de notre sécurité matérielle et affective « optimale » ou du plus grand bonheur possible « au moindre coût » (comme Platon et Aristote y attirent notre attention lorsqu’ils examinent l’amour et l’amitié qui ne sont fondés que sur l’intérêt bien compris3) ? Ne sommes-nous pas déjà devenus les analystes froids de nos vies ennuyées et donc ennuyeuses ? Puisque cette journée de formation concerne « La loi et l’éducation sexuelle à l’école », ne faudrait-il pas envisager ici de penser et pratiquer cette éducation sur le mode instrumental technique du simple rappel à l’ordre de la loi juridique et des savoir-faire les plus urgents pour enrayer le mal économique et social que produisent les MST (du point de vue surtout du nombre de morts ou d’invalides !), en en traitant comme d’un problème hygiénique de santé publique ou encore « de société », par le biais de campagnes d’information prophylactique, à l’école comme à l’extérieur ?

Mais (on l’aura compris) n’est-il pas temps de se poser la question de savoir si ce ne serait pas cette logique analytique elle-même, dans sa structure essentielle (sa symbolicité symptomale ou indicielle), et non pas seulement dans sa conjoncture existentielle, qui alimenterait et même produirait la crise de la culture et de sa transmission, en réduisant illégitimement l’essence de l’homme à son intérêt technique pour l’efficience et son existence historique (générique mais aussi particulière et singulière) à un « développement humain » fasciné par la puissance (quantitativement mesurée par les indices statistiques des organismes nationaux et internationaux, ce jusque dans le « système éducatif », dont il s’agirait désormais d’« évaluer » – comme dans tous les services publics – « les pertes et profits », pour en ajuster « au moindre coût » les « stocks d’enseignants » et les « flux d’apprenants » et rendre ainsi l’école « compétitive sur le marché mondial de la matière grise du XXIe siècle et du troisième millénaire »), développement « humain », donc, bien oublieux de ce qui fait réellement la qualité, et donc la dignité, de la vie des hommes ? Peut-on, en effet, légitimement et impunément réduire l’être de l’homme à sa volonté de puissance, sa faculté de connaître à l’explication scientifique et sa faculté d’agir à la production technique ? N’y a-t-il pas une autre ou d’autres conceptions de la culture (et de sa transmission, scolaire notamment) qui nous permettraient de mieux la comprendre ainsi que sa crise actuelle et, si possible, d’y remédier pour refonder l’existence humaine, comme cela devient, semble-t-il, de plus en plus urgent ?

II – Venons-en donc maintenant (en un deuxième temps) à la conception que j’ai qualifiée d’« herméneutique » de la culture et de sa transmission ainsi que de sa crise et de l’attitude que l’homme peut, voire doit adopter à son égard – conception dont j’ai dit déjà qu’elle est actuellement dominée mais aussi qu’elle devient de plus en plus pressante sous la forme d’une impérieuse « demande de sens », adressée à l’école notamment.

1 – Qu’est-ce donc que la culture dans son acception herméneutique ?

Si l’homme est bien encore ici pensé comme un être fini, limité, conditionné voire déterminé par ses besoins et désirs, ce n’est plus le besoin d’efficience qui le caractérise essentiellement mais son désir de reconnaissance, susceptible de lui permettre de médiatiser et donc de dépasser sa solitude par le partage avec autrui d’un sens commun, par le biais d’échanges symboliques (d’ordre langagier surtout) et d’institutions sociales et politiques qui ne soient pas totalement instrumentalisées par l’instinct de conservation de soi et donc, finalement, de domination de l’autre homme comme du monde. C’est donc en rupture, au moins relative, avec la seule nécessité biologique que l’homo economicus s’institue ici comme homo politicus et homo symbolicus, selon la logique de sa disposition ou de son intérêt pragmatique pour le bien-être partagé ou encore la communication (pour parler respectivement comme Kant et Habermas, qui s’en inspire ici4), par la médiation donc de la compréhension du sens du monde et de la participation de l’homme à ce sens (et même de ce sens) au moyen de formes culturelles comme le langage et l’art mais aussi le mythe et la religion.

Mais de quel type ou régime de symbolicité relèvent la constitution et la transmission d’une culture ainsi pensée et pratiquée ? La mise en œuvre de cette disposition pragmatique à l’humanité partagée est de l’ordre de la présentation analogique par l’homme de ses besoins et désirs qui aspirent à la satisfaction selon une logique signalétique (ou encore iconique), les signifiants relevant ici de la présentation communicative de signifiés qui sont alors des valeurs ou des « états de choses » mentaux valorisés en ce qu’ils témoignent d’une identité culturelle qui cherche à être partagée par le biais de la reconnaissance de soi par l’autre homme comme appartenant à tel ou tel groupe humain. Si l’analogie ou la ressemblance ne sont plus tout à fait de l’ordre du mimétique ou de la similitude, le signe n’est pas là non plus arbitraire ou conventionnel puisque la présentation iconique provient de la présence vécue du soi et s’adresse en autrui à sa propre faculté désirante, les valeurs étant de l’ordre de l’expression centrifuge de ses propres préférences et croyances existentielles.

N’est-ce pas, en effet, la formation de la faculté pragmatique de l’homme, par la transmission des savoir-être et des valeurs et croyances qui sont au fondement du vivre-ensemble, qui témoigne le mieux de sa culturalité, de son essence anthropologique comme de son existence historique, qui consiste essentiellement dans la transmission et la reprise des traditions ? C’est bien en tout cas d’une telle anthropologie et d’une telle philosophie de l’histoire que relève le romantisme, par exemple, qui représente l’idéal-type de l’herméneutique moderne et qui s’est constitué dans et par la critique de la conception intellectualiste que les Lumières se font du monde et de l’homme. Ainsi, ce ne sont plus l’explication scientifique et la production technique, selon la logique méthodique de l’entendement calculateur, qui nous permettent d’accéder à la réalité la plus profonde des choses (humaines surtout), mais bien la compréhension et la participation langagières, artistiques et mythico-religieuses, qui nous font découvrir que l’homme lui-même participe du monde (qu’il est au monde, dans le monde), qui est lui-même structuré comme un langage universel où « tout est sens et fait sens » selon une « universelle analogie » ou « correspondance » que seul peut apercevoir le sentiment esthétique ou religieux. C’est une telle compréhension du monde et de l’homme que des penseurs comme Vico et Herder (au XVIIIe siècle), Schelling, Schleiermacher et Dilthey (au XIXe siècle), Heidegger, Arendt et Gadamer notamment (au XXe siècle), élaborent progressivement dans et par leur critique de la conception analytique ou encore « méthodique », en vue de refonder la vie commune et la vie bonne, mais aussi la survie-même des hommes. C’est bien une telle compréhension de la culture (comme de la nature : pensons à la revendication écologiste) qui anime l’actuelle résurgence de la « demande de sens » (y compris pour ce qui est de l’école), demande qui se présente à titre de remédiation à la crise de la culture dont pâtit l’humanité contemporaine.

2 – Mais en quoi consiste donc cette crise de la culture et de sa transmission à laquelle il faudrait remédier de toute urgence (notamment voire essentiellement à l’école) selon cette pensée herméneutique ?

Selon cette pensée, la crise de la culture ne peut avoir pour origine qu’une crise de la transmission du sens, et plus précisément une atténuation, une altération et surtout une interruption de l’expression et de la communication du sens commun qui structurait jusque-là le vivre-ensemble selon la tradition partagée. C’est cette perte d’ordre symbolique (notamment langagier mais aussi religieux) qui entraîne avec elle la perte du lien politique et social (de l’esprit civique de solidarité) dont témoigne, par exemple et de façon exemplaire, notre fin puis maintenant début de siècle, en pleine désorientation morale et civile (comme en atteste l’actualité la plus brûlante) et qui pourrait bien remettre à l’ordre du jour les pathologies politiques et éthiques les plus autoritaires et rétrogrades, l’horreur symbolique étant alors pensée comme la cause même des horreurs politique, puis sociale et économique, en un renversement complet de la logique culturelle analytique.

C’est, en effet, à la prétention de la logique analytique de fonder les rapports des hommes au monde et entre eux qu’est ici imputée la responsabilité directe de la crise de la culture : c’est la prétention de plier le monde et l’homme lui-même, la nature mais aussi la culture, aux exigences méthodiques de la rationalité techno-scientifique, conçue et exercée comme instrument de domination sans partage, qui aurait fini par destituer radicalement la traditionnelle expérience que les hommes faisaient du monde naturel et culturel comme cosmos (ordre) ontologique, voire théologique, et qui aurait ainsi progressivement voué l’existence humaine comme le monde lui-même à un chaos grandissant. Ce désenchantement du monde ne frappe-t-il pas jusqu’au cœur de l’école elle-même puisque la réduction de celle-ci, progressive sans doute mais de plus en plus violente, à la logique indicielle mécanique au nom de « l’adaptation » au fait accompli de la production lui fait reproduire les limites et les pathologies de notre « modernité » et dé-valoriser, au sens fort du terme, la culture scolaire, en destituant la transmission des humanités (les langues, anciennes notamment, les lettres, les arts, l’histoire et la philosophie), humanités porteuses du sens non seulement historique mais aussi civique et moral qui est au fondement du vivre-ensemble et personnel, ce jusqu’à l’irruption du chaos au sein même de l’école sous la figure des « incivilités » et autres formes de violence ? À force de considérer les faits sociaux, historiques et même psychiques (c’est-à-dire humains) « comme des choses » et non comme des valeurs, on ne peut que finir par désymboliser l’existence humaine, par la déciviliser collectivement et la démoraliser individuellement, jusqu’au cœur même de l’institution qui devrait instituer l’humanité, c’est-à-dire l’école. Les réformes incessantes que l’on impose résolument à l’école ces dernières décennies n’en font-elles pas, de plus en plus, une courroie de transmission mimétique-indicielle d’un marché des biens, des symboles et des hommes eux-mêmes, qui administre la « cécité aux valeurs » en prétendant de plus en plus à la souveraineté sur toute chose ? Mais alors, si ce diagnostic et cette étiologie de la crise de la transmission culturelle sont exacts, que doit-on et même que peut-on encore faire à un mal apparemment si radical ?

3 – La solution de la crise de la culture ainsi comprise ne peut provenir que d’une resymbolisation, d’une revivification , d’une revitalisation (d’un revival) qui réenchante voire resacralise l’expérience que l’homme fait du monde, d’autrui et de soi, en combattant le désenchantement généralisé issu de la logique analytique (et de son type de symbolicité expressif-mimétique) qui instrumentalise toute chose, et ce en revalorisant la transmission des héritages culturels pour faire renouer l’homme avec l’expérience de son appartenance historique, dans laquelle résiderait le sens le plus profond de son existence, ce qu’il aurait aujourd’hui malheureusement oublié.

N’est-ce pas une telle conception de la culture, comme de sa crise et de sa solution, que l’on retrouve aujourd’hui dans la revendication politique et éthique des « identités culturelles » (qu’elles soient ethniques, régionales, sexuelles, générationnelles, raciales  – si les races existent bien – ou autres encore) et qui se retrouve aussi dans l’actuelle critique et réforme de l’école à laquelle on demande de plus en plus de s’ouvrir à la « demande de sens » et donc de « reconnaître » les « différences culturelles », collectives et individuelles, qui prétendent y satisfaire. Ne devient-il pas de plus en plus urgent aujourd’hui, en effet, dans notre civilisation de la communication généralisée, de reconnaître l’importance de cette donnée anthropologique essentielle ? Le désir de reconnaissance profondément ancré en l’homme ne s’augmente-t-il pas de l’augmentation des rapports entre des hommes d’origines et d’appartenances culturelles diverses, de traditions juridico-politiques différentes et surtout de mentalités mythico-religieuses divergentes et même opposées ? La diversité culturelle ne rend-elle pas de plus en plus problématique la fondation d’un sens civique et symbolique commun ? Ainsi, ne peut-on pas penser que l’urgence est de refonder, ou fonder enfin, l’école comme « communauté éducative » constituant essentiellement un lieu de vie pédagogique de type présentatif-analogique, l’école étant alors pensée et pratiquée comme un sous-ensemble démocratique multiculturel pouvant et devant œuvrer à la refondation du lien social et politique et même de la loi de la cité globale ?

N’est-il pas urgent, en effet, de « redonner vie » à l’établissement scolaire où l’essentiel devrait être d’« être ensemble », selon le partage de « valeurs » communes qui ne sauraient être soumises à la compétition économique (ni même à la discussion scolaire). La logique de la reconnaissance réciproque des membres de « la communauté éducative » supplanterait alors la logique de l’efficience ou de la puissance, la citoyenneté consistant en la participation à un vivre-ensemble exigeant moins la connaissance et la revendication de droits formels, juridiques, surtout individuels, qu’en l’adhésion à des valeurs symboliques collectives, et même à des mœurs et coutumes toujours déjà communément partagées en fait, en référence à un « profil culturel » invoqué comme étant « différent » et qui devrait éventuellement présider jusqu’au recrutement des élèves, des professeurs et autres personnels. La revendication citoyenne n’est plus alors (au moins directement et apparemment) relative à la détermination et à la transmission d’une information économiquement rentable, mais à l’intégration à une « vie scolaire » déclarée et reconnue « porteuse de sens », c’est-à-dire d’éducation conforme aux valeurs du groupe d’appartenance. Le modèle comportemental de l’élève, mais aussi du professeur comme du proviseur « citoyens », devient ici celui de l’animateur empressé, chaleureux et dévoué, appelé à remplacer ou, plus subtilement peut-être, à euphémiser celui du gestionnaire pressé, froid et distant. Une telle pédagogie globale (de tous les instants et dans tous les lieux) relève de l’impératif catégorique de la reconnaissance : il s’agit de toute urgence de « redonner du sens aux apprentissages » et surtout à « la relation pédagogique » en « mettant au centre » de l’école l’élève voire l’enfant et sa « liberté d’opinion et d’expression, notamment en introduisant à l’école une « éducation à la citoyenneté » ou encore une « morale civique » dont tous les contenus enseignés et leurs méthodes de transmission devraient être également porteurs. N’est-il pas urgent d’infléchir la pédagogie elle-même (voire de la révolutionner) pour la recentrer sur l’essentiel : l’interprétation, la compréhension et la participation aux valeurs qui fondent le sens commun à la fois civique et moral, comme y appelle notamment la pédagogie institutionnelle pour ce qui est à la fois de la classe et de l’établissement ? C’est dans un tel contexte, à la fois théorique et pratique, que se trouvent aujourd’hui posées (et on n’ose dire résolues !) les questions de l’enseignement des religions à l’école et, bien sûr, du respect de la laïcité au sein des établissements scolaires (la revendication du port des insignes religieux à l’école relevant de la logique signalétique présentative analogique). On reconnaît là le langage herméneutique de « la demande de sens » qu’une part de plus en plus importante de l’opinion publique et de ses représentants politiques adresse tout particulièrement à l’école, demande qui se trouve inscrite (et par là même légitimée) dans la Loi (Jospin) d’orientation de 1989 (en son article 10 tout particulièrement). Nous découvrons donc ici un homme qui n’est plus un analyste froid mais un herméneute chaud, soucieux de relations humaines, notamment amoureuses et amicales, qui soient fondées non plus sur l’intérêt, même bien compris, mais sur le plaisir partagé (deuxième forme d’attachement personnel entre les hommes selon Platon et Aristote), comme en témoigne le langage qui tend à redevenir ou devenir dominant aujourd’hui et qui relève de l’expression et de la communication mimétique-analogique plus ou moins spontanées des sentiments : ainsi l’éducation sexuelle ne devrait-elle pas être pensée et pratiquée comme une éducation sentimentale (et non plus instrumentale), selon la loi du cœur qui commande la reconnaissance mutuelle, par la médiation du partage langagier d’expériences personnellement vécues (par les élèves, voire les adultes), ou de récits de vie ou encore de témoignages édifiants, d’« intervenants extérieurs » à l’école notamment ?

Mais ne serait-il pas temps, et même urgent, là encore, de se poser la question de savoir si cette logique culturelle herméneutique est vraiment à même de rendre la crise actuelle de la culture et de sa transmission scolaire intelligible et éventuellement remédiable, notamment dans la critique qu’elle fait de la logique analytique et de ses effets, et donc dans la thérapie qu’elle propose pour combattre le mal : ne réduirait-elle pas, elle aussi, d’une façon sans doute opposée mais aussi et surtout additionnée à celle de la logique analytique, l’être de l’homme à son désir de reconnaissance, sa faculté de connaître au sentiment esthético-langagier, voire mythico-religieux, et sa faculté d’agir à la participation à un sens commun ou encore à la désormais fameuse « communication », qui envahit jusqu’à l’école et menace de s’y substituer à la transmission elle-même ? L’irrationalisme et même l’antirationalisme de cette logique herméneutique, trop souvent avérés pour n’être pas toujours avoués (ni même revendiqués), ne la condamnent-ils pas, finalement, à alimenter le nihilisme qu’elle prétend pourtant, elle aussi, subir et combattre ? Mais existe-t-il une autre conception de la culture et de sa transmission, et de leur crise, qui nous permettrait de mieux les examiner et d’en mieux juger pour mieux agir, si possible ?

III – Terminons donc par la conception que j’ai qualifiée de « critique » de la culture comme de sa transmission (scolaire notamment) ainsi que de sa crise et de l’attitude que l’homme peut, voire doit prendre à son égard – conception dont j’ai déjà indiqué qu’elle avait peut-être vocation à être finalement méconnue et dominée, de Socrate jusqu’à aujourd’hui, surtout aujourd’hui.

1 – Qu’est-ce que la culture selon son acception critique ?

Si l’homme est bien un être fini, limité dans son existence biologique et sociologique, c’est aussi un être essentiellement caractérisé par sa faculté de perfectibilité à l’infini (selon Rousseau et Kant, par exemple5), ce qui le rend capable et même obligé de rechercher la liberté – qui ne saurait se réduire à l’efficacité, fût-elle optimale et le mieux répartie – par la médiation de la recherche de la vérité, qui ne saurait se réduire au sens, fût-il communément partagé voire démocratiquement consenti et même établi. C’est donc en rupture avec les logiques de l’intérêt technique pour la puissance et de l’intérêt pragmatique pour la reconnaissance que l’homme s’institue dans le monde naturel et culturel, mais aussi face au monde, selon la logique de plus en plus indépendante, autonome et même souveraine de son intérêt désintéressé pour l’émancipation (et non plus essentiellement et encore moins seulement pour la production et la communication), ce par le biais de la réflexion6 (et non plus essentiellement et encore moins seulement de l’explication et de la compréhension), en déployant plus particulièrement ici les formes culturelles pratiques que représentent la politique, le droit, la morale et la philosophie elle-même).

Quel est alors le type ou le régime de symbolicité qui correspond à une telle conception et pratique de la culture et de sa transmission ? La mise en œuvre de cette disposition de l’homme à la personnalité réfléchie relève de la représentation purement symbolique par l’homme des objets idéels et idéaux de ses aspirations (théoriques) et de ses volontés (pratiques) qui tendent à la réalisation ou l’effectuation selon une logique purement symbolique (et non plus symptomale ou signalétique). C’est alors que le signe est arbitraire et conventionnel (ou abstrait) et non plus concrescent ou congruent (ou concret), en ce que le signifié (la pensée) et le signifiant (le mot ou le discours) ne sont plus attachés au référent (qui est ici un état futur du monde et de l’homme, jugé possible et désirable, voire obligatoire) mais le désignent comme Idée et Idéal de la raison constituant alors une référence critique à l’égard des états de choses mondains (les faits) et mentaux (les valeurs). C’est alors que la constitution et la transmission de la culture, ou l’acculturation, relèvent d’une institution réglée par un sujet, un soi personnel ou collectif, qui entretient un rapport réflexif avec le monde et les autres et un rapport auto-réflexif avec lui-même, la coupure sémiotique ou encore l’abstraction du signe distinguant radicalement la transmission humaine (de l’ordre de l’historicité) de la communication animale (de l’ordre de la biologicité et, éventuellement, de la socialité). C’est alors aussi que la conservation et la transmission de l’héritage culturel nécessitent l’école comme institution spécialisée, pensée et pratiquée comme moment et lieu d’instruction et non pas seulement, ni même essentiellement, d’éducation et encore moins de production, comme le signifie clairement la fondation grecque de l’académie et sa refondation moderne par les Lumières, en France notamment où l’école est censée devoir être distincte et même séparée de la société civile et de la satisfaction mimétique et analogique de ses besoins et désirs.

N’est-ce pas, en effet, la formation de la faculté – disposition et aspiration – « théoréthique » (théorique et éthique) qui témoigne du plus propre de l’homme, à la fois dans son essence anthropologique et son existence historique, en le faisant tendre vers la vie bonne, c’est-à-dire heureuse car libre et véridique ? C’est en tout cas une telle anthropologie et une telle philosophie de l’histoire qui s’ouvrent avec les Grecs (qui mettent la theoria intellectuelle et morale au-dessus de la poïesis économique et même de la praxis politique) et que les Lumières viendront féconder avec enthousiasme en faisant de la souveraineté politique collective (avec Rousseau7) et de l’autonomie morale personnelle (avec Kant8) les fins conjointes suprêmes de la raison, dont les Grecs ont fondé le projet éclairant et émancipateur en la dégageant de l’emprise du mythe. En ce sens, être cultivé pour l’homme (singulier, particulier et générique) consiste moins à témoigner de son inscription dans la finitude en exprimant et communiquant son attachement à des façons collectives de produire et consommer comme de participer et communiquer, qu’à mettre en œuvre son aspiration à l’infinitude en s’arrachant à ses conditionnements biologique et sociologique pour en thématiser, problématiser, examiner et juger la particularité et la contingence en référence aux Idées normatives universelles et nécessaires du Vrai, du Bien et du Beau. La culture trouve, ou retrouve donc ainsi son sens originaire et fondamental (grec essentiellement) de travail de soi sur soi, et même contre soi, collectivement certes, en vue de la justice, mais aussi, et finalement surtout, personnellement en vue de la sagesse, maîtrise politique et éthique de soi qui a vocation à dépasser en l’intégrant et l’accomplissant, et donc en se la subordonnant, la maîtrise technique et pragmatique de l’homme sur le monde naturel et culturel. Il semble bien que nous touchions à l’essentiel en passant ici du sens ethnico-sociologique de la notion de culture (dominant les conceptions analytique et herméneutique) à son acception éthico-politique la plus classique.

2 – Mais en quoi peut bien consister alors la crise de la culture et de sa transmission selon cette conception critique de l’homme et du monde ?

La crise de la culture ne peut, selon cette acception, venir que de la perte ou de l’oubli des horizons normatifs que constituent, précisément, les Idées de sagesse personnelle et de justice collective, et donc de l’oubli de la discipline de soi (collective et personnelle), de l’oubli de la tâche de la réflexion en vue de l’émancipation (comme y insistent Husserl, Cassirer, Patocka ou encore Weil, dernier grand philosophe contemporain – avec Ricœur, mais en un autre sens – à oser encore parler de sagesse).

Plus précisément, la crise de la culture consiste ici en la perte des ressources critiques et auto-critiques de l’esprit humain, perte produite et administrée, de façon finalement plus concourante que concurrente, par les logiques analytique et herméneutique lorsqu’elles prétendent à la supériorité et surtout à l’exclusivité en faisant de la production technique (de la puissance), par le biais de l’explication scientifique, et de la communication pragmatique (pour la reconnaissance), par le biais de la compréhension esthético-langagière et/ou mythico-religieuse, les fins ultimes de l’existence humaine collective et personnelle, clôturant alors celle-ci dans le cercle de la répétition du même de sa naturalité et de sa culturalité, ce qui engendre les pathologies individuelles et collectives les plus caractéristiques de notre contemporanéité, jusqu’au nihilisme le plus profond. Une telle désymbolisation régressive (qui reconduit l’existence humaine de la représentation à la présentation et même à la seule présence) gagne jusqu’au cœur de l’école elle-même en la réduisant de plus en plus à une institution mimétique-indicielle et analogique-iconique asservie à la foi des communautés comme à la loi du marché. Ainsi l’impératif catégoriquement adressé à l’école par la « nouvelle citoyenneté » de reconnaître toutes les valeurs, dont la seule prétention à être « différentes » ferait office de vertu suprême (sous prétexte de la reconnaissance de la diversité culturelle) ne peut que destiner l’école et l’humanité elle-même au retour de la violence de la guerre des sens culturels, nouvelle mouture de « la guerre des dieux » (pour reprendre l’expression de Max Weber), ou encore au fameux « choc des civilisations » (selon Samuel Huntington), en rupture avec la tradition de l’humanisme philosophique qui tâche de constituer un horizon porteur d’universalité pacifiée car éclairée ? (comme en témoigne, par exemple, l’importation à l’école du conflit israëlo-palestinien !)

Mais aussi, et sans doute plus gravement encore, toutes les réformes de l’école qui se suivent selon une accélération semble-t-il de plus en plus irrésistible depuis une trentaine d’années (notamment celle qui se met en œuvre aujourd’hui) jettent la confusion dans les esprits et les pratiques éducatives, en dévalorisant les disciplines intellectuelles académiquement constituées et donc garantes d’esprit critique, sous le prétexte qu’elles seraient trop « abstraites » et donc « ennuyeuses », au profit de savoir-faire, et même de faire-savoir maintenant, estimés être plus « concrets », « pratiques », « utiles » techniquement et « partageables » socialement. L’analyse et la synthèse réflexives rigoureuses sont de plus en plus dépréciées au profit de méthodes réputées être plus « actives » et « vivantes », et qui confinent, au mieux, à une animation socio-culturelle confuse sous prétexte d’être « globale » ou encore « interdisciplinaire » et, au pire, à la manipulation des esprits sous couvert de « gestion des représentations mentales », en référence au préjugé moderniste selon lequel plus rien ne pourrait désormais se penser, se dire, se faire ni surtout s’enseigner comme avant.

Mais alors, que faire, et même est-il possible (voire souhaitable) de faire quoi que ce soit, notamment à l’école, pour remédier à une destitution aussi radicale ?

3 – La solution de la crise de la culture et de sa transmission ainsi diagnostiquée ne peut reposer que sur la refondation du projet éclairant et donc émancipateur de la raison que les Grecs ont fondé et les Lumières fécondé avec détermination, et l’époque contemporaine défondé avec application par le biais d’une critique plus ou moins totale de la raison, qui constitue le leitmotiv le plus récurrent de la philosophie contemporaine depuis Nietzsche et Heidegger.

Tout d’abord, cette crise ne saurait relever d’un destin sans prise, comme tel, pour la volonté des hommes, contrairement à ce que prétendent, au fond, les modèles analytique et herméneutique, qui rivent finalement l’humanité à la finitude d’une espèce naturelle devenant de plus en plus serve de son propre intérêt technique devenu passion pour la puissance et à la finitude d’une espèce culturelle de plus en plus asservie à son propre intérêt pragmatique devenant passion inextinguible de reconnaissance. Au contraire, le modèle critique appelle l’homme à la culture (au sens de travail de soi sur soi) de son aspiration à l’infinitude, pour renouer aujourd’hui et toujours plus avec la tâche de la réflexion en vue de l’émancipation, afin de resymboliser de façon critique et autocritique (et non pas dogmatique car substantielle ou organique) ses rapports au monde, à autrui et à soi-même, en refondant la raison théorique (rationnelle), notamment dans le champ des sciences de l’homme ou de la culture, pour éviter à la fois de les faire dépendre et de les séparer des sciences de la nature9. Mais c’est aussi, et sans doute surtout, la raison pratique (raisonnable) qu’il est urgent de refonder, dans les domaines politique, juridique et éthique, pour combattre le nihilisme, selon lequel rien n’existe réellement, rien n’est vraiment connaissable et rien n’est légitimement praticable. Ainsi, la résolution de la crise de la culture dépend, finalement, des ressources théoriques et pratiques dont dispose encore la raison pour redevenir (ou devenir réellement) le sujet de la destinée (et non pas du « destin ») des hommes, aussi bien dans le domaine politique collectif que dans celui de l’existence éthique personnelle.

Ainsi, l’école ne devrait-elle pas, de façon exemplaire, tâcher de travailler à une telle refondation de la raison et par là de la culture et de sa transmission, en rappelant les élèves comme les professeurs, les vieux comme « les jeunes », les administrés comme leurs ministres, à la totalité de leurs dispositions et aspirations d’hommes, de nature technique et pragmatique, certes, mais aussi et surtout d’ordre théoréthique, pour en permettre la culture, c’est-à-dire la discipline, afin d’accomplir au mieux l’humanité chez tous et en chacun ?

Ainsi, une école n’est pas essentiellement et encore moins seulement une entreprise prestataire de services ni même un lieu de vie mais un… établissement scolaire, dont les rapports entre les membres sont fixés par le législateur au niveau national (et non par des groupes locaux, internes voire externes au lycée, fussent-ils représentés au Conseil d’Administration), en fonction de la finalité essentielle de l’école : la formation critique du jugement au moyen de l’enseignement et de l’apprentissage des grandes disciplines intellectuelles, académiquement constituées et donc garanties. Cette instruction, dont on parle de moins en moins au profit de l’information utile et de l’éducation conforme, est structurée par un état de droit juridico-politique national, seul garant de l’accès libre et égal de tous et de chacun au savoir (selon les mêmes contenus, horaires, coefficients, épreuves d’examens et de concours). C’est ce cadre unique, républicain, qui se trouve actuellement de plus en plus défait par des revendications pseudo-citoyennes émanant de tous bords et menant à la fragmentation de la carte scolaire, à la soumission de l’école aux rapports de force locaux, et donc à la perte de la véritable citoyenneté, à l’intérieur de l’établissement scolaire comme à l’extérieur.

Ce n’est pourtant que dans une telle école, républicaine donc, qu’est possible une véritable citoyenneté, qui exige la connaissance et le respect de l’état de droit national (qui fixe les droits et devoirs réciproques des concitoyens), pour veiller à son application conforme au lycée afin que le principe de la souveraineté du peuple (qui ouvre à chacun un accès libre et égal à la participation aux affaires d’intérêt général) ne soit pas usurpé par les dieux du moment – la loi du marché et la foi des communautés -, ce qui ne consiste, au fond, que dans la sauvegarde et la promotion du principe de laïcité (dont on voit en ce moment même combien la simple compréhension intellectuelle – pour ne pas parler de son application factuelle ! – semble être devenue hors de portée pour des esprits frappés de concrétisme symptomal et signalétique, le principe de laïcité relevant de la logique représentative-purement symbolique ou idéelle de la loi juridico-politique, abstraite comme telle !

Être vraiment citoyen à l’école ne consiste donc pas essentiellement (pour l’élève, le professeur, le proviseur …) à dépenser ses énergies dans des activités péri ou parascolaires supposées être seules véritablement rentables ou éducatives, ni même toujours à participer à des instances locales de délibération, décision et exécution, qui sont elles-mêmes de plus en plus associées à la destitution de la véritable citoyenneté. Être vraiment citoyen à l’école consiste plutôt à contribuer activement, chacun à sa place, à rendre toujours plus possible l’effectuation de ce qui fait l’essentiel de l’institution scolaire, c’est-à-dire l’action même d’enseigner et d’apprendre à former et formuler un jugement critique en éveillant et renforçant ce qu’il y a de plus universel et nécessaire chez l’élève, le professeur, le citoyen et l’homme lui-même : ses aspirations théorique à la vérité et pratique à la liberté, selon une pédagogie représentative-idéelle et idéale qui « met au centre » les actes de pensée consistant à questionner, à examiner et à juger des faits et même, et surtout, des valeurs qui, sinon, fonctionnent comme autant d’arguments d’autorité. Cela ne se peut vraiment qu’en classe, dans des cours construits qui confrontent les esprits, selon la seule autorité de l’argument le meilleur, à ce que l’humanité a fait, fait encore et surtout peut et doit encore faire de mieux (ses œuvres en tous genres), comme l’institution de la citoyenneté précisément, tout particulièrement quand elle est fondée sur un véritable contrat qui est finalement d’ordre plus intellectuel et moral que strictement social et politique. C’est une telle formation critique de l’esprit qui rend de surcroît chacun capable de participer au nécessaire débat voire combat public, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’école, pour repousser les limites et affronter les pathologies de l’existence empirique en référence à l’exigence théorique d’une vie bonne, émancipée car éclairée. Ainsi, pour y revenir et (en) finir, « l’éducation sexuelle à l’école » nécessite la réflexion partagée (critique et autocritique) sur la lettre et surtout l’esprit de la loi juridico-politique, certes, mais aussi et surtout de la loi intellectuelle et morale, en vue de refonder nos amours et nos amitiés (adultes comme adolescentes d’ailleurs) en les émancipant du double diktat de l’intérêt mimétique et du plaisir analogique pour les ouvrir à nouveau et toujours plus à la vertu symbolique (la bienveillance et bienfaisance réciproques, comme nous y appellent notamment Platon et Aristote dont on ne voit pas ici en quoi leur enseignement pourrait être dépassé), et ce notamment par l’étude discursive (dialogale avec autrui, certes, mais aussi et surtout avec soi-même, finalement) des grandes œuvres littéraires et philosophiques qui en témoignent, comme Le Banquet ou L’éducation sentimentale, par exemple : sinon, gare aux amours « désœuvrées », chaotiques et donc destructrices car nihilistes, fussent-elles « techniquement informées » et « authentiquement vécues » !

CONCLUSION

Ainsi la crise contemporaine de la transmission culturelle semble bien être due à une désymbolisation régressive de la réalité humaine collective (ou décivilisation) et subjective (ou démoralisation), sous les effets des prétentions (respectives mais aussi conjuguées) à la supériorité et surtout à l’exclusivité des modèles analytique et herméneutique de la culture et de sa transmission, scolaire notamment. C’est donc bien à une resymbolisation critique et auto-critique qu’il faut œuvrer, en travaillant à la synthèse des dispositions technique et pragmatique de l’homme ainsi que de leurs régimes de symbolicité expressif-mimétique (indiciel) et communicatif-analogique (signalétique), en les subordonnant à la disposition théorique et éthique et à son registre de symbolicité représentatif-idéel et idéal, purement symbolique.

Cela revient à reprendre et à étendre le schématisme (kantien) et le symbolisme (cassirérien) à toutes les dimensions de l’existence humaine, notamment en matière juridico-politique, éthique et pédagogique, puisqu’il s’agit alors de faire la synthèse du sensible et de l’intelligible pour que l’institution et la culture scolaires, tout particulièrement, ne soient pas destituées d’être tiraillées entre leurs dimensions instrumentale (indicielle) et sentimentale (signalétique), et que toutes deux soient subordonnées à leur dimension morale (théoréthique), comme en éducation civique ou sexuelle, par exemple, qui doivent être replacées dans l’effectuation du double projet de la justice collective et de la sagesse personnelle, projet indépassé car indépassable.

Tout éducateur ne doit-il pas tâcher d’être philosophe en ce sens le plus classique, comme l’y appellent, par exemple et de concert, Eric Weil et Hannah Arendt, pour qui l’éducateur le plus progressiste politiquement et moralement est celui qui est le plus conservateur et transmetteur culturellement d’un monde symbolique commun dont la réappropriation critique institue une instance émancipatrice car éclairante, notamment à l’égard du retour actuel des violences les plus barbares (que l’on avait pu naïvement croire dépassées), afin de les combattre décidément pour œuvrer à l’institution de l’humanitas en tous et en chacun, tâche infinie et donc ô combien fragile, mais enthousiasmante aussi ?

Je vous remercie de votre attention.

Joël GAUBERT

1Puisque l’ennui semblait bien être le critère ultime de l’évaluation des contenus et méthodes d’enseignement proposé aux élèves, avec insistance, par la consultation des lycées lancée par C. Allègre et P. Meirieu pendant l’hiver 1998 : « Quels savoirs enseigner dans les lycées ? ».

2. P. Meirieu et M. Guiraud, L’école ou la guerre civile, Paris, Plon, 1997, chap. IV, I, pp. 105-107.

3. Voir, notamment, Platon, Le Banquet, Phèdre, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, trad. É. Chambry ; et Aristote, Éthique de Nicomaque, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, trad. Jean Voilquin.

4. Voir, notamment, E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Delagrave, 1974, trad. V. Delbos ; et J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987, trad. J.-M. Ferry et J.-L. Schlegel.

5J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Fernand Nathan, 1981, p. 54 : «  (…) il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue l’homme et l’animal, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner » ; E. Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, dans La philosophie de l’histoire, Paris, Denoël, 1981, trad. S. Piobetta, p. 28 : « La raison, dans une créature, est le pouvoir d’étendre les règles et desseins qui président à l’usage de toutes ses forces au delà de l’instinct naturel, et ses projets ne connaissent pas de limites . »

6 Si, pour un sujet étudiant, l’explication de l’objet étudié consiste à le décomposer en ses éléments afin de le reproduire (selon une démarche « analytique » donc) et la compréhension à saisir le sens qui est en lui pour le partager (selon une démarche « herméneutique » donc, ainsi qualifiée en référence à Hermès, le dieu messager de la mythologie grecque), la réflexion consiste, elle, à examiner et juger cet objet dans sa validité et ses limites, en vue de fonder une action à son égard (selon une démarche « critique » donc).

7 J.-J. Rousseau, Du contrat social, Paris, Garnier-Flammarion, 1966.

8 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (op. cit.).

9 Geste critique qu’effectue Cassirer, notamment, dans Logique des sciences de la culture, Paris, Cerf, 1991, trad. J. Carro et J. Gaubert, présentation de J. Gaubert : Fondation critique ou fondation herméneutique des sciences de la culture ?