foi en Dieu et raison

Denis Moreau, 21 mars 2003

Merci Denis Moreau pour ce propos à la fois clair et stimulant.

Vous inquiétant de l’état de guerre perpétuelle qui semble miner le débat entre foi et raison, vous vous proposez d’en traiter avec une certaine sérénité, en commençant par distinguer le savoir rationnel (qui relève d’une évidence universalisable) et la croyance (qui relève d’une expérience personnelle dont le contenu est plus difficile à faire partager), dont la croyance religieuse, ou la foi, n’est qu’une espèce, à laquelle vous en venez dans un second temps.

En référence à un texte de Descartes (extrait de Notes à propos d’une certaine affiche, 1648), texte « carré » dites-vous en ce qu’il renvoie la foi et la raison chacune chez soi, vous nous proposez une typologie des domaines respectifs mais aussi conjoints de la foi et de la raison, pour faire porter notre attention sur la théologie naturelle où la raison s’essaie à démontrer l’existence des objets de la foi, selon les fameuses preuves de l’existence de Dieu notamment. Vous posez alors qu’un tel discours rationnel sur Dieu, s’il présente sans doute un intérêt théorique, demeure sans grande portée pratique ou encore existentielle.

Puis vous mettez en évidence trois difficultés concernant le « domaine partagé » par la foi et la raison, c’est-à-dire dans lequel elles disent la même chose des mêmes objets, ce qui engendre entre elles une concurrence qui peut mener à préférer l’une et même à la choisir contre l’autre (comme Malebranche et Pascal, en sens inverse). Vous vous démarquez d’une telle attitude pour envisager la coopération de la foi et de la raison, dans les deux sens, coopération dont vous vous méfiez des synthèses aussi douteuses que prétentieuses.

Vous avouez alors votre tendresse pour le geste cartésien qui pose bien, dites-vous, l’hétérogénéité des deux domaines, qui fait qu’il n’y pas, par exemple, de philosophie chrétienne. Mais vous posez alors le problème de la détermination des limites des champs de compétence respectifs de la raison et de la foi, pour nous renvoyer à la déception de Bouvard et Pécuchet à propos de l’espoir mis dans leur collaboration, ce qui permet au moins d’éviter l’impérialisme de l’une ou de l’autre. Finalement, les trois solutions les plus saines et donc les plus sereines se révèlent être la sagesse, la sainteté et la laïcité, qui pourrait constituer une bonne thérapie en nos temps si troublés.

ÉLÉMENTS DU DÉBAT

Après examen des différents types de rapports envisageables entre la foi et la raison, illustrés en référence à l’histoire de la philosophie, le conférencier ayant opté pour la solution cartésienne de l’hétérogénéité de leurs domaines respectifs, la première question se pose de savoir si ce ne serait pas là trop les séparer. En effet, ne peut-il pas y avoir, au moins, un exercice de la raison qui porte sur l’expérience historique témoignant d’une manifestation de Dieu aux hommes, comme dans la révélation par excellence, et qui pourrait alors permettre à la raison de collaborer à l’avènement de la croyance religieuse : n’y aurait-il pas alors, pour un croyant, des raisons d’attester l’existence de dieu et ainsi d’y accorder sa foi ? En réponse, le conférencier attire l’attention sur le fait que ce genre de « preuve de Dieu » (empirique car historique) relève plus de la dimension pratique (morale), et même existentielle ou encore affective, que du domaine proprement théorique, rationnel, de l’existence humaine, en ce que ce qui est attendu de ce genre de « preuve » c’est l’effet qu’elle est susceptible de produire sur le sujet (l’homme) et sa vie propre, bien plutôt qu’un savoir relatif à l’objet (Dieu) : si une telle efficace peut valoir pour ce qui est des croyances de la vie quotidienne, en ce que la certitude subjective qu’elles confèrent procure de la sécurité et se révèle donc utile voire plaisante, elle n’est d’aucun apport dans la croyance religieuse puisqu’elle ne témoigne, en et par elle-même, d’aucun savoir à propos de l’objet sur lequel elle porte, la foi en Dieu ne pouvant relever que d’un don que celui-ci fait à l’homme, c’est-à-dire de la grâce. S’il y a bien des croyances plus ou moins raisonnables (qui émanent de l’existence pratique des hommes et la renforcent en retour), il n’y en a pas de rationnelles (qui reposeraient sur l’exercice théorique de la raison et l’augmenteraient d’un nouveau savoir), ce qui suffit à justifier l’attention que leur accorde la philosophie (anglo-saxonne notamment).

Mais une telle position, qui semble bien exclure l’exercice théorique (rationnel) de la raison du champ de l’existence pratique et donc de l’établissement des normes morales, juridiques et politiques qui y président, pour les renvoyer à des croyances plus ou moins raisonnables, c’est-à-dire ici plus ou moins rationalisées a posteriori en vertu de leur efficace technique et pragmatique, se heurte à l’objection de savoir s’il n’y aurait pas, tout de même, une fondation rationnelle possible de la morale comme de toute la pratique (juridique et politique notamment), qui pourrait garantir une certaine objectivité des normes. De telles normes seraient alors susceptibles d’être partagées par tous en vertu de leur évidence universalisable, alors que les différentes croyances, par définition, ne peuvent fonder que des règles pour le moins indifférentes les unes aux autres et pour le plus concurrentes, « le polythéisme des valeurs » des collectivités humaines qu’elles soudent ne pouvant que finir par engendrer « la guerre des dieux » (Max Weber). En réponse à cela, le conférencier avoue son embarras à l’égard du concept d’une « raison pratique » qui aurait la prétention non seulement de fonder les normes de l’action morale, politique et juridique, mais aussi et surtout de constituer en et par elle-même le fondement ultime de ces normes et donc de l’existence humaine qui repose sur elles.

La question se pose alors de savoir si un tel refus de toute législation de la raison dans le domaine pratique ne laisse pas celui-ci tout entier à la juridiction d’une foi arbitraire, qui pourrait faire du croyant, pour le moins, un naïf et, pour le plus, un hypocrite voire un salaud qui ne croirait que ce qui l’arrange, bref : un habile homme sans aucun scrupule. Le conférencier accordant alors que la décision d’un homme de donner (ou non) créance à un contenu de pensée peut être prise en référence à une conception d’une vie meilleure voire bonne pour soi-même comme pour autrui, la question s’impose de savoir si ne se trouve pas ainsi réintroduite une fondation pratique, morale, de la croyance, puisqu’alors une telle référence dépasse le cadre de vie égoïste de l’homme habile pour ouvrir l’existence humaine à la considération d’un bien pouvant potentiellement faire l’objet d’un partage par la médiation de l’universalisation discursive de cette croyance et des normes qu’elle engage.

Le débat s’étant progressivement déplacé (à partir de la considération des rapports de la foi en Dieu et de la raison) et radicalisé (jusqu’à la question du fondement ultime des normes de l’existence humaine), ne pourrait-on pas envisager ici, finalement, une fondation de type réflexif et pratique qui, sans prétendre à la contrainte logique rationnelle (qu’elle soit catégorico-déductive, comme dans la métaphysique antique et classique, ou hypothético-inductive, comme dans la physique moderne), reposerait sur une obligation éthique raisonnablement partagée par l’universalisation progressive, en amont de la décision, de la discussion à propos des normes en question, mais aussi, en aval, de l’action commune qui les met en œuvre ? À défaut de sainteté, que la finitude de la condition humaine rend problématique (si l’on n’accorde pas foi à un Dieu qui nous en accorderait la grâce), la sagesse personnelle et la justice collective, avec ce que celle-ci exige de laïcité, ne relèvent-elles pas d’une telle fondation, qui permettrait d’échapper à la fois au dogmatisme du rationalisme métaphysique ou physique et au relativisme du subjectivisme existentiel (d’inspiration religieuse ou non), dont les synthèses douteuses peuvent effectivement se révéler aujourd’hui encore, et même plus que jamais, sinon vraiment étonnantes en tout cas toujours détonantes ?

Joël GAUBERT