EST-ON FONDÉ À PARLER D’UNE VIOLENCE FAITE À LA NATURE? synthèse

31 mars 2017

Merci Michel-Elie Martin de la clarté et de l’engagement de votre propos qui nous est donc très éclairant et stimulant.

D’emblée vous définissez la violence comme l’abus dans l’usage d’une force démesurée d’un être sur un autre, d’un homme sur un autre homme plus précisément, et vous vous demandez, donc, si l’on peut parler d’une violence faite à la nature, aux animaux plus spécialement, question dont les enjeux sont d’ordre à la fois ontologique et pratique ou moral (mais aussi juridique et politique).

Selon la thèse classique élaborée depuis Descartes jusqu’à Kant, l’acte moral est celui qui est accompli par devoir, la loi morale étant pensée en référence à la loi naturelle dans ses conditions de possibilité : l’universalisabilité, la respectabilité des personnes et la légalité d’un Règne des fins ou des personnes comme étant celle d’un ordre naturel. On ne pourrait donc parler de violence qu’à l’égard de personnes ou d’hommes, semble-t-il, alors que, pourtant, selon des éthiques extentionnistes (comme celles de Peter Singer et de Tom Regan), des individus animaux sont doués de sensibilité mais aussi de représentations et même d’intentions qui en font des sujets éthiques pourvus de droits. Les utilitaristes (J. Bentham et J. Stuart Mill notamment) font même de la simple capacité de défendre ses propres intérêts le fondement d’une action éthique en vue du plus grand bien-être possible, ce qui l’étend à tous les animaux en fonction de leur degré de sensibilité, à l’encontre, donc, du spécisme anthropocentrique.

Par extension, on en est venu à considérer la nature entière (au sens de la planète Terre) en tant que sujet de droit, comme chez Michel Serres selon qui la Terre interagit avec l’homme et peut contracter juridiquement avec lui, selon un « Contrat naturel », l’homme devant aussi aimer l’animal éthiquement. John Baird Callicott, en référence à Aldo Léopold, élargit à tous les êtres naturels cette communauté biosphérique et écosphérique, retrouvant ainsi l’hypothèse de la Terre nourricière Gaïa comme hyperorganisme alimentant tous ceux qu’elle contient, selon une éthique holiste. D’autres auteurs (comme Arne Naess) vont jusqu’à faire de la nature elle-même le Grand Sujet dont le Soi total se démultiplie en sous-systèmes, la raison humaine pouvant savoir qu’elle en participe et devant y participer éthiquement, les soi humains étant alors en situation de dépendance à l’égard du Grand Soi naturel. Le fondement spéciste de l’éthique anthropocentriste en est donc débouté puisque tout être animal (ou certains êtres animaux) sont aussi respectables que les hommes.

Mais est-ce bien légitime, demandez-vous, puisque tout être pour-soi vital n’est sans doute pas pour autant un être par-soi moral ? Aucune recherche scientifique ne confirme en tout cas un tel statut accordé notamment à la Nature-Mère Gaïa selon Michel Serres. Serait-ce alors par simple métaphore que les éthiques extentionnistes se le permettent ?

Ces critiques appuyées reconduisent à l’éthique anthropocentrée de Kant puisque, au mieux, le respect des animaux n’y est qu’un « devoir indirect » de l’homme envers lui-même. Ce qui fait donc difficulté, insistez-vous, c’est la distinction des êtres pour-soi et des êtres par-soi, des êtres non-humains et des êtres humains, distinction qui pourrait bien n’être que celle de la modernité occidentale, et donc particulière et contingente, comme l’affirment Philippe Descola et Bruno Latour. Mais alors, objectez-vous, cela vaut pour toutes les éthiques, aucune ne pouvant échapper à la relativité culturelle, ce qui annule toute possibilité de fonder objectivement quelque éthique universelle et nécessaire que ce soit, qui distinguerait les intériorités psychiques et les corporéités biologiques respectives des différents êtres selon des continuités et des discontinuités diverses. En réponse à quoi Philippe Descola distingue quatre types d’ontologie ou de façon de distinguer et d’articuler les êtres de la nature : le naturalisme, l’animisme, le totémisme et l’analogisme.

Vous formulez alors deux questions quant au relativisme ontologique et éthique de Philippe Descola, en commençant par celle du statut du chercheur lui-même, anthropologue ou scientifique, et qui serait à la fois universaliste et relatif car d’ordre plus phénoménologique et descriptif que d’ordre ontologique et substantiel. Mais il en découle quand même un relativisme moral puisque cette phénoménologie ne peut distinguer et articuler objectivement les différents types d’êtres appartenant à une même communauté morale. L’anthropologie comparée de Bruno Latour, qui fonde une anthropologie dite « symétrique » qui échappe au « grand partage » entre nature et culture, entre êtres non-humains et êtres humains, et qu’il caractérise de « relativisme naturel » – articulé à ce que vous appelez une « relativisme sociétal » – ne permet pas non plus, dites-vous, d’échapper au particularisme et à la contingence qui frappe la phénoménologie des distinctions ontologiques et anthropologiques effectuées par les collectivités humaines, ce qui entre alors en contradiction performative avec la prétention à l’objectivité scientifique de la phénoménologie ontologique de Bruno Latour elle-même et nous maintient dans un « relativisme moral ».

Il faut donc se tourner vers les sciences (de la nature et de l’homme), mais désormais référées non plus à un ontologisme naïf mais bien plutôt à une dialectique réflexive (comme celle d’André Stanguennec) qui soit inscrite dans un matérialisme émergentiste : le physique, le vital et le symbolique, ou encore : la matière, la vie et l’esprit, sont alors pensés à la fois dans leur continuité et leur discontinuité, tout comme les intériorités subjectives et les corporéités objectives des différents types, genres ou espèces d’êtres qui les composent. Selon une telle dialectique réflexive émergentiste les hommes ne peuvent donc être séparés de l’ensemble de la nature – celle-ci étant autant en l’homme que face à lui – mais ce qui peut fonder le sujet éthique porteur de droits c’est le rapport auto-réflexif à soi dont l’homme est capable alors que l’animal n’accède pas à l’auto-détermination réfléchie, l’homme devant quand même le respecter comme un soi vital au statut de quasi-personne (éthique extentionniste).

Mais peut-on fonder une éthique holiste à partir d’un tel matérialisme émergentiste, vous demandez-vous, en conclusion ? En tout cas, terminez-vous fermement, nous devons respecter l’habitat terrestre et la bio-diversité de tous les êtres de la nature, non seulement par prudence mais aussi par morale et enfin par sagesse, pour rompre avec la violence symbolique du naturalisme scientiste naïf et aveugle trop souvent à l’œuvre dans un Occident désormais mondialisé.

Joël Gaubert