Éducation du peuple et éducation populaire – synthèse

Michel FABRE, 30 avril 2010

Merci, monsieur Fabre, pour votre propos instructif et donc stimulant.

Vous commencez par rappeler l’ambiguïté quantitative et qualitative de la notion de « peuple », qui est à la fois le tout et la partie, le haut et le bas, ce qui inscrit une dualité dans la notion même d’éducation du peuple, ou encore dans « le partage du sensible » comme y insiste Jacques Rancière auquel vous vous référez ici, et selon qui la question de l’éducation du peuple ne se pose pas chez Platon puisque la place de chacun est déterminée, dans la République, par la nature et non pas par l’exercice. C’est alors la polis qui justifie cette exclusion du petit peuple, alors que la politique conteste cet injuste partage.

Puis, vous en venez à l’application de cette pensée de Jacques Rancière au débat contemporain concernant l’école en France, qui renvoie dos à dos la méritocratie républicaine et la pédagogie libertaire, qui reposent sur le même préjugé, la sociologie de Pierre Bourdieu elle-même substituant le sociologue-roi au philosophe-roi en naturalisant ou réifiant les places et donc les inégalités et servitudes. « La sociologie de la reproduction » ne laisse donc aucune place à l’émancipation, jusque dans le domaine de l’esthétique, où Kant anticipait pourtant l’émancipation des prolétaires en y voyant l’institution d’un rapport désintéressé au monde.

Mais cette critique radicale de la sociologie de Bourdieu s’accompagne, faisant ainsi bonne mesure, d’une critique non moins radicale de la méritocratie républicaine, elle aussi méprisante du petit peuple, comme cela se voit exemplairement chez Jean-Claude Milner, qui passe (dans ses ouvrages, de 1984 à 2003) de la République selon Jules Ferry à la République selon Platon, ou encore du bon Maître comme hussard de la République au Maître comme rabbin, la pensée républicaine finissant par s’exacerber en une haine quasi platonicienne de la démocratie, et même du devenir démocratique du monde, alors que Rancière associe la démocratie à la politique émancipatrice qui s’oppose à la polis conservatrice.

Ainsi, à l’encontre à la fois de la socio-pédagogie faussement égalitaire et de la pensée républicaine profondément élitaire, Jacques Rancière se réfère à la pratique émancipatrice des ouvriers anarchistes autodidactes de la première moitié du XIXe siècle, qui sont mûs par l’idée d’égalité et se distancient de leur condition en s’auto-instruisant. La théorie de l’émancipation de Rancière s’inscrit ainsi, insistez-vous, dans la continuité de la théorie kantienne de l’émancipation par la réflexion et même l’autoréflexion, alors que Socrate, tout comme le pédagogue anonyme (le « on ») de l’allégorie de la caverne, n’émancipe pas le petit peuple. Rancière se réfère alors (dans Le maître ignorant) à un autre modèle : celui du pédagogue français du XVIIIe siècle Joseph Jacotot, qui pose l’égalité des intelligences (notamment entre le maître et l’élève), l’équivalence des points de départ de l’apprentissage et la capacité d’enseigner ce que l’on ignore, ce qui fait s’opposer « l’Enseignement universel » selon Jacotot au début d’institutionnalisation de l’instruction publique dans la France des années 1830.

Vous avouez, en conclusion, la perplexité du philosophe de l’éducation que vous êtes, qui doit résister à une double tentation : celle de la séduction de la radicalité de la double critique de la socio-pédagogie et de la pédagogie républicaine, et celle de l’édulcoration de la leçon de Joseph Jacotot. La lecture de Jacotot et Rancière ne doit donc pas décourager le philosophe-éducateur, surtout en notre époque d’échec de la pseudo-démocratisation de l’école, les néo-libéraux finissant par tirer parti de la fausse opposition des socio-pédagogues et des néo-républicains. Vous tenez fermement, pour finir, que l’école a plus besoin de pédagogues que de réformateurs.

Joël GAUBERT