Dieu et la République

M. Henri PENA-RUIZ, 18 octobre 2002

Merci, Henri Pena-Ruiz, pour cette instructive et stimulante reconstruction du principe théorique de laïcité qui ne manque pas de le rapporter à la réalité historique.

Vous commencez par une affirmation forte : l’idéal laïque est encore bien vivant en ce qu’il fait droit aux trois grandes options spirituelles qui s’offrent à l’homme : la croyance en Dieu, l’agnosticisme et l’humanisme athée, contrebalançant ainsi les références identitaires exclusives. Vous tenez à rappeler que la laïcité ne s’oppose pas à la religion mais à son instrumentalisation politique, pour reconduire la laïcité à sa dimension universaliste.

Vous nous ramenez alors, en référence à Rousseau, aux fondements théoriques de l’idéal laïque en le déduisant de la fondation même du corps politique sur la reconnaissance égale de tous les membres du laos, du peuple qui s’auto-institue, ce qui met entre parenthèses les différences des appartenances ethniques (et autres), pour empêcher notamment une instrumentalisation de la politique par la religion qui mène à toutes les Saint-Barthélémy.

C’est ainsi que la Révolution française renverse le principe théologico-politique (justifié par Bossuet notamment) par trois événements fondateurs : la prise de la Bastille, l’abolition des privilèges et, surtout, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui fonde le principe de la liberté de conscience de chacun et de tous, ce qui va bien au-delà de la simple tolérance en redoublant l’indépendance individuelle par l’autonomie et même la souveraineté personnelle (comme y insiste Kant tout particulièrement).

Le respect de ces valeurs de l’idéal laïque est particulièrement important à l’école, où « l’élève peut et doit apprendre à se passer de maître » dites-vous en reprenant le beau mot de Jacques Muglioni. Le rapport qui se noue alors entre Dieu et Marianne est tout à fait différent de l’ancien rapport qui liait Dieu et César, Marianne disant à Dieu qu’il ne peut plus faire l’objet que d’une option spirituelle privée qui ne doit plus prétendre à une emprise publique, c’est-à-dire valoir pour tous les membres du même corps politique.

Marianne n’est ni athée ni croyante : elle se situe en dehors d’un tel choix pour constituer précisément un plan permettant le libre choix entre les différentes options spirituelles au nombre desquelles elle ne saurait elle-même compter. C’est en République que les croyances et appartenances religieuses sont le plus libres, dites-vous fortement, ce que vous illustrez a contrario en référence au Danemark et à l’Espagne. Aussi ne saurait-on se référer à une « laïcité ouverte », sauf à vouloir la destitution de la laïcité elle-même, qui constitue pourtant la chance pour la religion de retrouver sa vocation purement spirituelle, et reconduit l’homme non pas à la liberté de croyance mais à sa liberté de conscience.

La tâche positive de Marianne est alors de veiller tout particulièrement à l’instruction de tous et de chacun, par la médiation de l’école essentiellement, ce qui non seulement n’interdit pas mais permet des références religieuses susceptibles d’éclairer le jugement en présentant symboliquement des « noyaux de sens ». La République et son école doivent ainsi promouvoir l’universalité et donc le bien commun, pour fonder un vivre-ensemble réellement libre, égal et fraternel, de type cosmopolitique, ce que seul permet l’idéal laïque, qui a un bel avenir devant lui.

ÉLÉMENTS DU DÉBAT

Le propos du conférencier ayant insisté sur le principe théorique de la séparation des sphères publique et privée comme étant consubstantiel à l’idéal laïque, la question est d’emblée posée de savoir si la mise en œuvre historique de ce même idéal ne devrait pas aussi se soucier de leur articulation, par le biais d’instances intermédiaires qui permettraient la représentation des grandes familles spirituelles et donc leur participation ès qualités à la formation de l’opinion publique et même de la volonté générale, comme dans le cas du comité national d’éthique par exemple. Le conférencier répond alors que si la République ne doit pas méconnaître l’existence de fait des groupes particuliers qui composent le corps social, elle ne doit surtout pas leur reconnaître le droit de contribuer en tant que tels aux décisions du corps politique, ce qui déferait les individus, personnes et citoyens, de l’exercice souverain de leur entendement et leur volonté, qui présuppose qu’aucune fraction ou faction ne s’interpose entre la singularité de la conscience individuelle et l’universalité de la chose publique. Il est toujours urgent de faire respecter ce principe républicain face à l’opportunisme des clergés, qui tantôt semblent s’accommoder de cette séparation pour contrer les revendications des autres obédiences, tantôt s’y opposent ouvertement pour augmenter leur propre emprise sur l’esprit public.

Une deuxième intervention soupçonne alors cette prétention de l’idéal laïque de sauvegarder et même promouvoir la liberté de conscience individuelle de masquer une intention « totalitaire », contrairement à la référence religieuse selon laquelle Dieu a fait l’homme libre, à sa propre image. Le conférencier tient alors à rappeler, en référence au simple bon sens sémantique et à la science politique contemporaine, que le totalitarisme consiste précisément en la méconnaissance de la séparation des sphères politique et privée pour imposer violemment la logique de la première à la seconde tandis que le cléricalisme prétend imposer insidieusement la logique de la seconde à la première, les républicains sachant s’opposer à la fois à l’empire politique autoritaire et à l’emprise religieuse sectaire (comme, par exemple, en Algérie actuellement).

Une troisième intervention porte alors sur « la question musulmane » qui confronte aujourd’hui la République à une altérité autrement plus radicale que les « pays » français et les immigrés européens du début du XXè siècle. Le conférencier insiste alors à nouveau sur la double exigence pour la République de connaître les groupes culturels dans leur diversité (dont les membres relèvent, comme tous les citoyens, d’une politique qui soit soucieuse des droits « réels », économiques et sociaux), sans pour autant les reconnaître jusqu’à leur conférer des droits « formels » politiques et symboliques spécifiques, ce qui nécessite, par exemple, la suppression du statut concordataire qui en Alsace et Moselle accorde à l’église catholique des prérogatives administratives, dans l’école notamment, non pas tant au détriment des autres confessions qu’au mépris de la liberté de conscience des élèves et de l’unité de l’état de droit républicain, qui interdit l’institution d’une différence de droit au nom du droit à la différence. Aucune circonstance historique ne saurait autoriser l’abandon d’un tel principe théorique, contrairement à ce que prétend l’actuelle revendication d’une « laïcité ouverte », à la fois confuse et irresponsable, ce à quoi doit tout particulièrement veiller l’école républicaine qui est aujourd’hui sommée d’en rabattre sur ses principes constitutifs pour se soumettre à toutes les pressions marchandes et communautaristes au nom des idéologies pédagogiste et multiculturaliste.

Enfin, se trouve reprise et radicalisée la question de la capacité de l’idéal laïque de reconnaître l’existence de fait d’autres conceptions de l’universalité que la sienne, notamment celles des religions monothéistes révélées, et surtout leur exigence de droit de contribuer à l’établissement de la normativité publique en matière de bien commun. Henri Pena-Ruiz tient alors fermement que la modalité d’accès à l’universel (le libre débat public ici) participe à la constitution même de cet universel (la chose publique ici), ce qui permet d’échapper à la fois à la revendication communautariste d’un État fort qui imposerait une conception de la vie bonne (au détriment de toute libre pensée et action) et à la démission de l’ultralibéralisme qui affaiblit l’État par désintérêt du bien commun. L’État républicain se refuse à imposer quelque conception du bien que ce soit, tout en tâchant de promouvoir les conditions, scolaires notamment, qui permettent d’en débattre publiquement et d’en juger librement.

Joël GAUBERT