De la sensibilité à l’être – synthèse

André STANGUENNEC, 11 janvier 2013 – 20H30

 

Merci, André Stanguennec, pour votre propos, qui allie toujours l’érudition du contenu et la clarté de l’exposition.

Vous précisez d’entrée que votre objet est ici la sensibilité (de l’homme) à l’être, qui est à l’origine de la pensée métaphysique, ou encore ontologique, sensibilité dont vous annoncez trois formes : l’étonnement, l’angoisse et l’inquiétude.

Vous commencez par l’étonnement selon Aristote, qui le rapporte à la question : « Pourquoi ? », en engageant à la recherche des causes, partielles puis totales, secondes puis premières, c’est-à-dire les « principes » de l’être. Leibniz reprend le principe de causalité sous le nom de « principe de raison suffisante », qu’il fait dériver de l’appétit, du désir, ou encore de la volonté de la raison humaine d’éclaircir ses propres représentations, rapportant ainsi la sensibilité à l’être au sujet lui-même, inaugurant alors, à la suite de Descartes, un aspect du subjectivisme moderne, en soumettant la représentation intellectuelle à la volonté de connaissance, mais aussi de puissance, comme y insisteront Nietzsche et Heidegger. Mais Leibniz introduit, après celle de l’appétit, une seconde négativité, celle de la non-existence, en demandant : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». Cette émergence du néant ontologique vous fait alors passer à la deuxième forme de la sensibilité à l’être : l’angoisse.

C’est essentiellement Heidegger qui traite de l’angoisse fondamentale, dites-vous, en la rapportant à la présence de l’Être en général, à ne surtout pas réduire à la seule présence des étants partiels ou régionaux, comme le faisait le principe de causalité de la métaphysique antique et classique, l’Être étant de l’ordre de la déterminabilité pure ou encore de l’indétermination effective. Vis-à-vis de cet Être synonyme de néant, dépourvu des choses qui seront reliées entre elles en un cosmos rassurant, la question originaire elle-même de la métaphysique : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » s’avère aliénante, car réifiante, en ce qu’elle réduit l’Être aux étants. Heidegger se tourne donc vers un autre langage, celui du dire poétique de l’Être, qui relève d’un sentiment pré-réfléchi, bien antérieur au discours de la raison philosophique et surtout scientifique, cette puissance de détermination de l’homme poétique provenant elle-même de la « sur-puissance » propre à l’Être, offrant ainsi à l’homme le langage pour le dire en l’arrachant à la nature immédiate, redoublant alors son angoisse originaire. Le sentiment de l’Être se dédouble donc ainsi, du côté de l’homme synonyme d’« être-là », certes, mais surtout du côté de l’Être lui-même, qui ouvre le sujet à l’ek-sistence selon un désir aimant et violent faisant don à l’homme poétique de la capacité de le penser et de le dire dans l’œuvre d’art. C’est ce que doit révéler le commentaire philosophique de ce dire poétique, qui est dissimulé en son authentique portée ontologique par toutes les formes de discours précédentes de la tradition rationaliste, jusque dans la théologie elle-même, qui réduit l’être de Dieu à un étant divin.

Mais vous vous interrogez sur la limite de la pensée métaphorique heideggerienne qui laisse inexprimé ce en quoi l’acte donateur de l’Être à l’homme diffère de l’acte aimant inter-humain, reconduisant ainsi la réduction de l’Être à l’étant, ce qui fait alors suspecter le penseur Heidegger de simplement projeter, spéculativement ou analogiquement, l’amour humain sur l’amour de l’Être pour l’homme, le « visionnaire mystique » reproduisant ainsi l’illusion transcendantale du « visionnaire métaphysique », selon les termes de Kant.

Cela vous en fait venir à la troisième forme, annoncée en introduction, de la sensibilité à l’être : l’inquiétude, qui témoigne, elle, du lien spécifique de l’homme à la nature, ce que signifient la définition aristotélicienne de l’homme comme « animal rationale » ainsi que la définition cassirerienne déterminant l’homme comme « animal symbolicum », c’est-à-dire langagier. Il faut donc bien tenir ensemble la continuité générique qui nous fait animal et la différence spécifique de l’homme à l’égard de la nature, en lui re-donnant la capacité de dire et de se dire (que Heidegger accordait à l’Être lui-même), l’angoisse étant alors celle de notre être-soi qui est, précisément, l’inquiétude du soi, dont Leibniz avait effleuré et Hegel approfondi le concept. Notre spécificité non génériquement naturelle tient à l’indétermination de notre soi, suite, sans doute, à la perte de tout instinct positif déterminé, ainsi que diverses hypothèses évolutionnistes l’envisagent. Cet être-soi qui s’inquiète de soi comme présence à soi non-coïncidente avec soi (ce que Sartre a bien su dire), et que vous appelez l’inquiétude d’être soi (plutôt que l’angoisse au sens heideggerien), est l’émotion fondamentale qui nous fait responsables de notre jugement sur le monde, culturel notamment, et donc sur le sens à donner à nos rapports pratiques avec les autres, puisque nous devons régler sans l’instinct nos rapports avec eux. Cette inquiétude relève aussi d’une « intranquillité » qui ouvre notre être-soi concret, ou ipséité, à la capacité de détermination, pour nous autodéterminer, moment positif se distinguant de la négativité du premier moment qu’est l’indétermination. Vous insistez alors sur cette détermination dynamique, d’abord pratique de l’inquiétude de soi, nous faisant nous inquiéter de l’autre, soit pour le mépriser en lui imposant les particularités psychologiques ou sociales de notre « moi », soit pour le respecter selon un rapport de reconnaissance réciproque, ce qui ouvre ainsi finalement le soi à l’expérience du droit dans le cadre de l’État rationnel moderne. Dans la philosophie hégélienne du droit et de l’histoire, celui-ci serait l’expression même de l’Esprit absolu ou divin ; mais un penseur kantien ne saurait l’interpréter que de façon critique en raison du dogmatisme de son savoir absolu et en maintenant l’inquiétude du soi plutôt qu’en l’apaisant pour l’essentiel dans l’Esprit absolu enfin advenu. Cela révèle l’inquiétude comme relevant de la liberté fondamentale de l’homme, pouvant et devant toujours se décider lui-même pour la violence ou pour la raison, comme y insiste Eric Weil, ce qu’un État vraiment libéral doit connaître et reconnaître, en prenant le risque, de par sa libéralité même, de se voir violemment contredire par l’individu.

Vous concluez fortement sur l’origine naturelle de cette inquiétude, puisque c’est selon un jugement de réflexion rétrospectif, cette fois, sur le mouvement d’auto-transcendance évolutive de la phusis, qu’il est possible de penser, en accord avec les sciences de la nature, qu’elle a fait éclore une telle humanité. Celle-ci doit alors s’inquiéter de sa dimension proprement réflexive, autre nom de sa responsabilité, selon un humanisme critique qui retient les apports de l’étonnement aristotélicien, de l’angoisse heideggerienne, et de l’inquiétude hégélienne, tout en en dépassant les limites provenant de leurs dimensions dogmatiques.

 

Joël Gaubert, le 15 janvier 2013