Alain FINKIELKRAUT, 19 novembre 1999
Nous ne pouvons que vous remercier vivement, Monsieur Finkielkraut, d’avoir traité d’un sujet que l’on aurait pu craindre banal en nos temps de fin de siècle bien désenchantés, de façon aussi brillante et stimulante, qui sait si bien allier la profondeur et la fermeté du fond à la clarté et au bonheur constant de l’expression.
Vous entamez votre propos en opposant l’optimisme culturel voire la superbe personnelle d’E. Renan, dans L’Avenir de la science, et la modestie voire le pessimisme historique du J.-P. Sartre de la fin des Mots, pour illustrer la déconvenue de l’humanité contemporaine à l’égard des promesses de la culture humaniste, qui semble non seulement ne pas mener au bien mais aussi produire elle-même le mal. Ce constat tragique nous engage à réviser notre conception des rapports de la culture et de la barbarie : il ne s’agirait pas d’une opposition mais bien d’une équivalence.
Pour illustrer une telle révision, vous faîtes référence à la réponse pédagogiste de P. Meirieu et de D. Hameline selon qui, dites-vous, l’école devrait abandonner son modèle humaniste classique (substantiel), prétendument universel, pour s’ouvrir aux différences culturelles, auxquelles une libre discussion procédurale (formelle) devrait permettre de s’exprimer et s’entrepartager. Vous évoquez aussi la variante sociologiste d’une telle révision, en référence à A. Touraine, qui appelle l’école à se convertir de la transmission des savoirs à la communication des appartenances et des préférences, l’existence sociale devant désormais concilier la rationalité instrumentale et l’identité des communautés. Ainsi, il faudrait passer d’un ethnocentrisme arrogant, qui prétend se fonder sur la culture, à un relativisme tolérant, respectueux de la différence des cultures, qui se vaudraient toutes puisqu’aucune ne bénéficie d’un accès privilégié à l’Être.
Vous vous demandez, enfin, si une telle révision de l’humanisme universaliste est elle-même bien sage, bien légitime, en lui opposant le soin des nuances dont les hommes sont capables lorsqu’ils se soucient véritablement de l’universel, comme les Juifs de Theresienstadt qui surent opposer à l’effroyable certitude d’une mort administrée l’amour d’une langue riche du discernement des nuances du monde et de l’expérience que les hommes sont susceptibles d’en faire. C’est contre un tel souci de la diversité du monde et de la pluralité des hommes que les partisans actuels d’une révision expressionniste et communicationnelle de la langue commettraient, dites-vous, leur forfait unidimensionalisant sous le couvert d’une fausse sollicitude pour la parole spontanée. C’est ainsi que le sentiment démocratique d’aujourd’hui destitue l’ouverture de la langue sur l’Être, au profit d’une conception erronée et d’une pratique réductrice du rapport à autrui.
Vous en concluez qu’il faut retenir de l’expérience tragique du XXe siècle qu’un retour à Renan n’est pas possible puisque, dites-vous, « il n’y a pas d’Agrégation du bien », mais aussi qu’il est urgent de s’élever contre la prétention de la culture démocratique d’en finir avec l’universalisme de la culture humaniste classique.
ÉLÉMENTS DU DÉBAT
Le propos du conférencier ayant accordé une place fondamentale à la langue dans l’expérience que les hommes sont susceptibles de faire du monde et d’eux-mêmes, le débat s’engage d’emblée sur la question de savoir quelle langue il faudrait choisir dans la profusion des options que l’existence démocratique met aujourd’hui à notre disposition. Mais plutôt que de nous inviter à élire une langue à l’exclusion des autres, comme nous y contraint de plus en plus la libéralité démocratique d’obédience anglo-saxonne, A. Finkielkraut insiste sur l’idée que ce qui importe le plus dans une langue c’est la beauté qu’elle doit au fait d’être œuvrée par la littérature, ce qui constitue la meilleure garantie d’ouverture à l’infinie richesse du monde sensible comme du monde intelligible, qu’elle permet alors aux hommes qui la parlent ou la comprennent de partager. C’est tout particulièrement dans ce domaine qu’il faut être vigilant pour contrer la prétention du sentiment démocratique d’aujourd’hui de constituer à soi seul le principe définitif d’une nouvelle et indépassable expérience du monde, ce qui est la marque la plus sûre de sa compromission avec une barbarie qui pour sembler parfois bien douce n’en est que plus insidieuse et donc dangereuse. L’école constitue à cet égard une institution de portée tout à fait stratégique puisque, contrairement à la vulgate pédagogiste aujourd’hui reprise par le Ministère lui-même, c’est en « donnant la langue » et non pas en « prenant la parole » que l’on apprend à penser, c’est-à-dire à distinguer et articuler le particulier et l’universel, le contingent et le nécessaire, ce qui constitue finalement le meilleur gage d’ « intégration sociale » car la garantie de l’humanisation elle-même. Ainsi, ce qu’il faut combattre dans l’actuelle « Charte européenne des langues régionales », ce n’est certes pas l’appel au respect de ces langues mais les dispositions contraignantes qui font droit à leurs revendications particularistes qui ne pourraient, si elles étaient reconnues, que venir à bout de la longue et fragile tentative historique de la fondation d’un sens commun.
C’est ainsi que le débat en est venu à la question de la laïcité, notamment dans le contexte de la construction d’une Europe qui ne semble pas disposée à admettre l’ « exception française » en la matière, surtout pour ce qui est de l’école. Contre l’idée que les sociologues et autres « pédagogues » qui se montrent partisans de l’admission du voile islamique à l’école, par exemple, seraient ennemis du principe même de laïcité, A. Finkielkraut fait remarquer que c’est leur référence principielle à l’identité sociale (et non à la spiritualité religieuse elle-même) qui met dangereusement en cause le principe même de toute institution et donc, ici, de l’école elle-même. Sur ce point névralgique pour la fondation du vivre-ensemble, comme dans la plupart des autres domaines, force est de constater que le libéralisme procédural (dont se réclame l’État français lui-même pour « tolérer » à l’école des signes religieux distinctifs, au nom des libertés individuelles) bien loin de s’opposer, comme il le prétend, au communautarisme substantiel, n’en constitue que le cheval de Troie faussement démocratique, fort éloigné en tout cas de la conception républicaine de la laïcité. L’actuelle construction de l’Europe étant doublement soumise au principe libéral de la loi du marché et au principe communautarien de la foi des communautés, il devient de plus en plus nécessaire de se référer au principe de la souveraineté nationale, notamment pour faire respecter, voire faire primer en Europe, la conception et la pratique françaises de la laïcité.
À ce moment du débat, la question se trouve posée de savoir si, tout de même, on ne pourrait pas mettre en rapport, pour ce qui est de l’étiologie de la pathologie barbare, la perversion autoritaire et même totalitaire de l’existence politique et éthique du XXe siècle avec le rationalisme moderne, notamment cartésien, qui appelle l’humanité à la maîtrise scientifique et technique du monde comme d’elle-même : ne peut-on imputer au projet d’une telle maîtrise la responsabilité, et même la culpabilité, de l’avènement de la domination la plus brutale tout comme, d’ailleurs, de la servitude la plus libérale ? En réponse à cette question d’importance et à l’encontre des critiques les plus radicales de la raison qui, au cours du XXe siècle, ont accusé celle-ci du pire, A. Finkielkraut appelle à la prudence en rappelant la grandeur du projet cartésien d’éclairement et d’émancipation et la pluralité du génie européen dans son ouverture à l’universel : si le doute cartésien fonde la certitude de soi, le roman de Cervantes cultive l’incertitude, et si les Lumières inventent la critique universelle, le Romantisme nous rappelle à la finitude de la condition humaine. Ne devient-il pas de plus en plus urgent d’opposer une telle généalogie à l’extravagant sentiment démocratique d’aujourd’hui ?
J. GAUBERT, le 20/11/99