conflit et guerre dans la pensée de Machiavel

Thierry MENISSIER, 5 décembre 2003

Merci, monsieur Ménissier, pour cette belle leçon de philosophie machiavélienne et de langue italienne tout ensemble.

Vous présentez d’emblée la tension entre la conflictualité et la guerre comme étant au cœur à la fois de la condition humaine et de l’œuvre de Machiavel, ce qui justifie celle-ci comme philosophie, c’est-à-dire « examen  rationnel des choses nécessaires ».

Puis, vous situez le travail de pensée de Machiavel dans le double contexte historique de la Renaissance (Quattrocento) et historiographique antique et classique (en référence à Tite-Live notamment), en insistant sur la nouveauté de la démarche de Machiavel qui considère la guerre non pas sous un angle éthique et juridique, mais sous celui de la seule logique de la puissance, logique qui découle d’un insatiable désir de possession ancré dans la nature de l’homme comme dans la nature elle-même.

Cette naturalisation de la guerre n’empêche pas mais au contraire révèle l’intervention volontaire des hommes sous la forme d’un art de la guerre qui relève de la virtù, nouvel ethos de la politique entendue comme courage d’affronter l’adversité, non seulement dans la défense mais aussi et surtout dans l’attaque. Cela justifie l’impérialisme comme étant consubstantiel aux rapports entre les États et même entre les hommes, cette science politique se radicalisant alors en une anthropologie de la férocité (qui fait de César Borgia un modèle de vertu par exellence), anthropologie empruntant à une zoologie qui renature l’homme plutôt que de le dénaturer. Cela conduit, entre autres, à une requalification de « la guerre juste » d’un point de vue strictement politique, puisqu’est déclarée « juste » la guerre qui est nécessaire à ceux qui la font (ce qui justifie une politique autoritaire, voire totalitaire, comme chez Carl Schmitt), et mène à un renversement de la formule de Clausewitz (la politique devenant la continuation de la guerre par d’autres moyens) en faisant de la politique un combat. La guerre extérieure offre alors un diapason ou un révélateur à la cohésion de la Principauté ou République.

En conclusion, vous attirez l’attention sur l’ambiguïté du discours de Machiavel, qui pourrait tout à fait légitimer l’impérialisme de « la guerre préventive » ou de « l’agression défensive ».

ÉLÉMENTS DU DÉBAT

Le propos du conférencier ayant présenté le conflit et la guerre dans la pensée de Machiavel en les radicalisant en référence à une politique, une anthropologie et même une zoologie relevant de la logique de la puissance, la question a d’emblée été posée du rapport de la philosophie machiavélienne avec la pensée de Nietzsche. Si effectivement on ne peut que reconnaître des ressemblances thématiques et même une certaine communauté de thèses théoriques chez ces deux penseurs, le conférencier insiste sur leur différence essentielle qui tient, selon lui, à ce que Machiavel ne fonde pas, à l’instar de Nietzsche, une théorie des valeurs dont la science politique ne serait qu’une application seconde, mais établit une technique de la politique qui ne traite de morale que subséquemment, à la fois pour rendre la politique indépendante de la morale et, le cas échéant, faire de celle-ci le moyen de celle-là. Un tel geste fonde le réalisme politique des Temps modernes, dans lequel Nietzsche s’inscrit effectivement, mais de façon plus radicalement spéculative.

Ce rappel de la nature essentiellement technique de la pensée de Machiavel fait alors surgir la question de la détermination de la politique comme « gestion des ressources » qui sont à la disposition d’une collectivité politique, aspect qui deviendra si important et même dominant dans la modernité mais qui semble bien absent de l’exposé du conférencier. Celui-ci répond à cela que tel n’était pas son propos ici (et qu’il en traite par ailleurs), mais surtout que pour être technique la science de Machiavel n’en est pas moins essentiellement politique (et non pas économique) en ce qu’elle ne porte pas sur la distribution des richesses mais sur l’art de la décision relativement à la distinction de l’ami et de l’ennemi quant à l’enjeu extrême de la vie et de la mort du corps politique et de ses membres, ce qui témoigne, là encore, du souci essentiel de Machiavel qui est de fonder l’autonomie du politique, à l’égard de l’infrastructure économique cette fois, tout comme de la superstructure éthique.

La question est alors posée de savoir si, précisément, le moment machiavélien de la science et de l’action politiques ne consisterait pas à faire, plus ou moins explicitement, de la technique elle-même une éthique, voire l’éthique en soi, en présentant comme étant fondée dans la nature des choses elles-mêmes (politiques et anthropologiques ici) l’exclusivité du point de vue descriptif de la logique de la puissance, ce qui exprime et masque tout à la fois un choix normatif qui s’oppose à la normativité des logiques de la connaissance (spéculative) et de la reconnaissance (pragmatique). Le conférencier accorde alors que la pensée de Machiavel opère bien une telle généralisation de la réduction technique de toutes choses, jusqu’à la condition humaine elle-même (ce en quoi consiste précisément la « condition de l’homme moderne » selon H. Arendt), en insistant sur la difficulté principielle que cela pose au lecteur et au commentateur de la pensée de Machiavel, qui se trouvent écartelés entre deux interprétations possibles de l’œuvre du penseur et mêmes deux attitudes à son égard (si l’on met à part son rejet pur et simple). Soit l’on est fasciné par ce que dévoile la pensée de Machiavel à propos de son objet (la conflictualité irréductible de la condition politique et même naturelle des hommes), mais aussi par sa démarche (l’analytique empirique des passions, en rupture avec le discours métaphysique de la raison), et l’on fait du choix épistémologique d’une telle méthode d’étude une thèse ontologique portant sur la nature des choses étudiées. Soit, tout en reconnaissant les vertus d’un tel point de vue (la mise en évidence de la spécificité de l’art politique mais aussi de l’irréductibilité de la condition guerrière), on en pointe les inévitables limites et même les pathologies qui en découlent lorsque, précisément, il s’oublie comme point de vue particulier et prétend à la supériorité et même à l’exclusivité sur les autres démarches possibles, comme il apparaît dans le discours de la modernité qui prétend à la neutralité axiologique du point de vue technique pour en imposer la logique à toutes les dimensions de l’expérience que l’homme fait du monde, d’autrui et de soi.

Il peut alors sembler d’autant plus urgent de demander ses titres de validité à une telle réduction techniciste de la condition humaine et même mondaine que l’époque contemporaine semble s’installer dans un état de guerre perpétuelle (potentielle ou actuelle). En effet, si la lecture de Machiavel est susceptible de produire des effets de lucidité et de responsabilité à l’encontre des illusions d’un pacifisme radical, qui confond la politique avec le droit, et même avec la morale, en voulant inféoder l’art de gouverner et même celui de faire la guerre aux seules normes juridiques et éthiques (comme le font toutes les colombes), le cynisme cultivé (dans les deux sens du terme) que peut engendrer la fréquentation préférentielle et surtout exclusive d’un tel réalisme ne produit-il pas des effets d’opacité et donc d’irresponsabilité en légitimant, de façon plus ou moins euphémisée, la logique du prétendu droit du plus du fort et du plus rusé ? C’est ainsi que s’est trouvée finalement posée la question de l’incidence historique de la pensée machiavélienne dans le contexte cosmopolitique contemporain, où elle semble bien devoir justifier, pour le moins, la séparation protectionniste des Etats-nations, et même des civilisations maintenant, essentiellement soucieux de leur conservation, voire, pour le pire, leur expansion impérialiste, au nom de « la guerre préventive » ou encore de « l’agression défensive », comme l’a évoqué le conférencier à la fin de son exposé en attirant l’attention sur l’ambiguïté du discours de Machiavel et de l’interprétation que l’on peut en proposer.

C’est pourquoi Thierry Ménissier en appelle, finalement, à des études machiavéliennes qui nous permettraient d’échapper aussi bien aux illusions du pacifisme éthique qu’aux mensonges du bellicisme cynique, pour redonner à la pensée de Machiavel tout son potentiel de philosophie critique.

Joël GAUBERT