CINÉMA ET PEINTURE COMME FORMES SYMBOLIQUES – SYNTHÈSE

André STANGUENNEC, 17 janvier 2014

Le cinéma et la peinture comme formes symboliques : autour d’Erwyn Panofsky et Ernst Cassirer

Merci, André Stanguennec, pour votre propos à la fois érudit et réfléchi, comme toujours.

Vous commencez par l’analyse structurale qu’opère l’historien de l’art E. Panofsky des images d’art, selon trois niveaux : l’aspect (dimension) iconique, qui désigne (décrit, présente) des faits (ne demandant, comme tel, qu’une réception courante), l’aspect (dimension) iconographique (relatif à la mise en œuvre) et l’aspect (dimension) iconologique, relatif aux ensembles de valeurs (comme le Baroque, au XVIIe siècle) qui conditionnent la création des œuvres mais sans la déterminer, les deux derniers aspects (dimensions) exigeant une analyse savante. Puis, vous distinguez de cette approche celle du philosophe E. Cassirer, qui envisage l’art comme une « forme symbolique » relative à des fonctions anthropologiques générales (comme exprimer, communiquer et signifier).

Vous en venez alors à la réception de l’image filmique, qui comporte, dites-vous en référence à Panofsky, un moment ou effet de réalité de type iconique factuel, contrairement à l’image picturale qui présuppose la distinction de l’image et de la réalité qu’elle présente, et donc la conscience d’une fiction (comme au théâtre, du fait de la médiation scénique et textuelle). De façon paradoxale, puisque matérialiste, l’analyse proposée par Galvano Della Volpe reprend cette distinction pour ce qui est de l’image filmique, qui détient cette capacité ou puissance de concrétude en présentant une synthèse de la temporalité et de la spatialité. Vous évoquez alors Alain Robbe-Grillet, qui tâche, lui aussi, de libérer le signe ou l’image filmique de toute détermination iconologique ou idéologique, pour l’autonomiser en tant que signifiant purement structural et immanent, indépendant notamment de toute narrativité et discursivité, comme il s’y essaie lui-même dans son film Glissement progressif du plaisir, en tentant d’affranchir le cinéma de toute dimension iconologique ou purement symbolique (ou significative), mais sans y réussir tout à fait, comme il le reconnaît d’ailleurs lui-même, puisque le personnage central de ce film est bien une femme de son temps, issue de l’esprit comme de la matière de l’époque moderne.

Après ces considérations structurales, vous en venez à une analyse historique du cinéma et de la peinture, le cinématographe technique des débuts (fin XIXe siècle) se transformant en « septième art » acquérant le statut de « forme symbolique » spécifique dans les années 1920-1930, où, selon Krakauer, le cinéma risqua de perdre sa spécificité réaliste de description factuelle au profit de sa détermination iconologique en voulant proposer une vision globale du monde. Panofsky, lui, tâche d’établir la spécificité du cinéma comme iconographie comparable à celle des autres arts, mais habitée d’une iconologie symbolique (par le biais des moyens techniques qui lui sont propres) qui relève d’une volonté d’art (Kuntswollen) visant à satisfaire les cinq besoins des hommes contemporains : besoins de justice, de sentimentalité simple, de goût de la violence et du sang, d’érotisme et de comique, témoignant ainsi du réalisme désenchanté de l’esprit moderne (ou, plutôt, contemporain), ou du matérialisme scientifique (comme chez Hopper, par exemple), en le transfigurant en des œuvres singulières, un unique film pouvant synthétiser toutes ces satisfactions, selon des genres différents. Panofsky ignore alors l’art pictural contemporain, qui relève, selon lui, de l’expression d’une spontanéité dépourvue de réflexion (mais sa rencontre personnelle avec le cinéma et l’univers américains, lors de son exil, le convertira quelque peu à l’esprit des temps modernes).

Vous en venez, donc, à la peinture elle-même, en référence à Duchamp, qui a bien vu le suicide de celle-ci dès les débuts de la peinture abstraite (comme dans le monochrome de Malevitch et l’expressionnisme de Pollock) qu’il juge relever du « non-art de peindre » : Duchamp se fait ainsi le témoin d’une certaine forme de la fin de l’art, comme dans le ready-made puis, surtout, l’art conceptuel, qui donnent son congé à l’image picturale, alors que l’on peut, pourtant, interpréter l’art conceptuel comme relevant du moment purement significatif (et non plus expressif ni communicatif) de la « forme symbolique » entendue en son sens cassirérien. L’élitisme classique du bon goût se trouve alors relayé par l’élitisme du savoir, comme en témoigne le surplomb du cinéma d’art à l’égard du cinéma populaire.

Il faut mentionner, dites-vous en terminant et en référence à votre ouvrage Peinture et Philosophie (2012), une forme d’art visuel post-post-moderne qui substitue à la neutralité de la phase post-moderne, indifférente à l’égard de la réalité sociale et morale en crise, une fonction cognitive et critique de cette même réalité, non plus par les moyens de la peinture, comme c’était le cas avec l’expressionnisme allemand et anglais des débuts du vingtième siècle, mais avec les nouveaux moyens du cinéma d’auteur et, de façon encore plus accessible, avec les moyens élaborés par le post-moderne lui-même, de la photographie et du documentaire vidéo-critique (comme chez Alan Sekula, pris comme exemple estimé remarquable). Cette mention confirmerait l’hypothèse d’une dialectique de la modernité, déposant et relevant son négatif post-moderne.

Joël Gaubert