Yvon Quiniou, 24 janvier 2003
Merci, Yvon Quiniou, pour cette méditation matérialiste à la fois savante et vivante.
D’emblée vous justifiez le terme « aujourd’hui » de votre titre en référence au fait de la science qui depuis le XVIIIe siècle impose une contrainte théorique, notamment en philosophie où elle exige désormais une ontologie matérialiste dont le monisme s’oppose au dualisme du spiritualisme. Cette conception n’est plus alors une option spéculative parmi d’autres mais constitue bien une vérité admise, reconnue par tous, jusqu’à l’Église catholique elle-même dites-vous, sous la forme de l’évolution des espèces, théorie issue de la biologie darwinienne selon laquelle la pensée est le produit de la vie qui est elle-même le produit de la matière inerte, ce qui constitue enfin une position philosophique scientifiquement fondée.
Puis vous en venez aux contraintes de cette ontologie matérialiste en matière d’athéisme. Se trouve alors immédiatement fondé ou justifié l’athéisme anti-religieux puisque la croyance doit désormais faire place au savoir. L’investissement de la totalité du réel par la science entraîne aussi un athéisme méthodologique, ou encore la mort épistémique de Dieu, au sens où il faut désormais se passer de l’hypothèse de Dieu dans la recherche de la vérité. Faut-il alors se déclarer athée au sens affirmatif, métaphysique, pour nier l’existence d’un éventuel Dieu et donc affirmer sa non-existence ?
Vous tenez alors fermement la thèse selon laquelle on ne peut transformer l’athéisme anti-religieux et l’athéisme épistémologique en athéisme métaphysique, en reprenant l’argument, kantien au fond, d’après lequel une thèse portant sur la totalité de l’Être est destinée à demeurer sans preuve scientifique. La question de Dieu demeure donc ouverte : c’est une vraie question à laquelle on ne peut donner une réponse vraie, dites-vous, en vous démarquant du scientisme pour lequel il n’y a pas de vraie question en dehors de celles de la science. Vous militez donc pour un matérialisme philosophique qui pratique l’abstinence métaphysique, préférant l’athéisme négatif à l’athéisme affirmatif.
En venant alors aux sciences humaines, vous en tirez la leçon qu’elles opèrent une réduction anthropologique de la religion, comme chez Feuerbach, Marx, Nietzsche et Freud, qui naturalisent ou phénoménalisent la croyance religieuse en une explication sans reste du fait religieux. Une telle explication brise le cercle de la conscience religieuse, ou encore le cercle herméneutique, qui pose qu’« il faut d’abord croire pour comprendre et même savoir ». Expliquer c’est réfuter, dites-vous en référence à Nietzsche. Mais là encore, insistez-vous, l’athéisme métaphysique reste indécidable, le Dieu des philosophes demeurant une hypothèse concevable, qui constitue ainsi une hypothèque pour l’approche scientifique.
Vous concluez donc que la science moderne, tout en fondant le matérialisme ontologique, doit être découplée de tout athéisme métaphysique, l’Idée ou la question de Dieu demeurant symboliquement ouverte.
ÉLÉMENTS DU DÉBAT
Le propos du conférencier se fondant tout entier sur une ontologie matérialiste présentée comme étant un acquis définitif de la science moderne (aussi bien dans le domaine des sciences de la nature que dans celui des sciences de l’homme), c’est le statut théorique d’un tel matérialisme ontologique qui a essentiellement été mis en débat.
Ainsi, la première question s’est posée de savoir si cette ontologie matérialiste, plutôt que de relever d’une contrainte théorique imposée par le fait accompli de la science moderne, ne témoignerait pas d’un choix, arbitraire comme tel, au double sens qu’il serait indéductible du fait qu’il invoque et qu’il engagerait des présupposés qui bien loin de le justifier ne pourraient que l’affaiblir voire l’invalider. En effet, comment en admettre la double réduction de la vie à la matière et de l’esprit à la vie (et donc la réduction de l’esprit à la matière) alors que certains résultats des sciences de la vie et des sciences de l’esprit ou de l’homme contemporaines témoignent eux-mêmes d’une certaine transcendance de leur objet (la vie ou l’esprit) à l’égard d’une matière qui sans doute les précède, notamment dans l’évolution des espèces, et contribue à leur émergence dans l’Être mais sans que l’on puisse pour autant prétendre les en déduire pour les y réduire ? Cette objection se radicalise encore si par souci de complétude et de cohérence, comme il se doit en matière de recherche de la vérité, on se tourne vers le sujet étudiant (l’esprit scientifique et philosophique) qui met précisément en œuvre cette transcendance en faisant le libre choix d’étudier et même de s’étudier lui-même, et ainsi plutôt qu’autrement.
À cela le conférencier répond en réaffirmant que toutes les autres options ontologiques ayant été réfutées comme relevant d’une illusion métaphysique, l’ontologie matérialiste présente au moins l’avantage d’être la seule option spéculative qui s’est trouvée vérifiée par la science moderne, et que la réduction ontologique qu’elle opère pour unifier l’objet sur lequel porte son discours n’est pas une réduction ontique ou empirique, ce qui permet de sauvegarder la spécificité des niveaux de l’Être (matière, vie et esprit) à l’intérieur de leur communauté d’essence, notamment pour reconnaître la capacité de l’esprit humain d’établir des normes qui ne seraient pas réductibles à leurs contextes particuliers d’émergence (desquels on ne pourrait donc pas les déduire), sans qu’il soit pour autant nécessaire de postuler quelque libre arbitre.
Mais la question se trouve alors posée de savoir qui parle exactement en tenant un tel discours : cette recherche normative de la vérité (comme du bien et du beau, par ailleurs) ne relève-t-elle, elle-même, que d’un effet de système (les structures biologiques étant redoublées par les structures sociologiques, historiques, psychologiques et linguistiques pour ce qui est de la vie humaine), ou bien toute élaboration et position d’un jugement de valeur ne témoignerait-elle pas, quand même, de quelque libre arbitre entendu comme capacité naturelle (déterminée donc) de l’esprit humain d’être ouvert à l’autodétermination, dont l’effectuation ne se peut que sous certaines conditions empiriques, certes, mais qui tout en étant nécessaires (négatives en ce sens) ne sont pas suffisantes (positives en ce sens) à la production des effets qui résultent de son exercice ? Est-il bien nécessaire de s’en remettre à un monisme matérialiste pour penser à la fois la continuité ontologique et la rupture ontique, ou encore les rapports du même et de l’autre, et est-ce même bien cohérent puisque le caractère totalisant d’une telle réduction ontologique tombe alors sous le coup de l’argument selon lequel une thèse portant sur la totalité de l’Être est destinée à demeurer sans preuve scientifique, ce qui renvoie l’ontologie matérialiste, pour le mieux, à un postulat de la raison épistémologique qui nécessite une vérification régressant, ou plutôt progressant ici, à l’infini ?
En réponse, le conférencier redit qu’une recherche à la fois matérialiste et scientifique de la vérité doit incessamment travailler à relier les différentes formes de réalité les unes aux autres, sans les rabattre les unes sur les autres, et doit donc intégrer l’idée que la réalité matérielle est productrice de nouveauté, mais sans y voir une création ex nihilo, c’est-à-dire mystérieuse. Par exemple, si la morale est bien en rupture avec l’évolution animale elle n’en trouve pas moins sa source en elle. Le concept d’émergence permet alors de nommer correctement ce mixte de continuité et de discontinuité. Mais la question demeure posée de savoir si, pour lever toutes les apories de ce qui paraît bien relever d’une décision ontologique plutôt que d’une contrainte épistémologique, on peut penser et pratiquer ensemble un matérialisme mécanique et un émergentisme dialectique, le premier faisant fond sur la continuité alors que le second permet d’évoquer une discontinuité.
Joël GAUBERT