la crise de la représentation politique du peuple – synthèse

Joël GAUBERT, 20 novembre 2009

 

En réponse à l’antique question de « la meilleure forme de gouvernement » et en référence à l’école moderne du droit naturel (de Hobbes et Locke à Rousseau et Kant), les États démocratiques contemporains fondent le bien-vivre ensemble politique (libre, égal et fraternel) sur le choix par le peuple lui-même et en son sein de représentants détenant et exerçant la puissance publique d’établir les lois, de les exécuter et d’en sanctionner le non-respect, selon le principe que « Toute autorité qui gouverne une nation doit être émanée de la volonté générale » (Benjamin Constant). Si le peuple est donc bien ainsi « la source » de l’autorité politique, il n’en détient pas « l’exercice », ce à quoi B. Constant ajoute un principe d’inspiration libérale : « La volonté générale doit exercer sur l’existence individuelle une autorité délimitée », ce qui nécessite, à son tour, le fameux principe dit de « la séparation des pouvoirs » (législatif, exécutif et judiciaire), puisque « seul le pouvoir peut arrêter le pouvoir » (Montesquieu).
Mais l’application politique de ce principe représentatif se trouve être aujourd’hui en crise du fait de son impuissance technique, les fonctions de souveraineté des Parlements nationaux se trouvant de plus en plus abusées, et même finalement usurpées, par la gouvernementalisation et même la présidentialisation du pouvoir politique, sans oublier leur captation progressive par des instances supranationales, européennes notamment ; mais aussi du fait de sa perversion éthique par des représentants législatifs, exécutifs et judiciaires faisant prévaloir des intérêts privés sur l’intérêt public (pensons à la prétention croissante des juges de faire la loi par le biais de son interprétation et de son application dites « équitables »). N’est-ce pas ainsi que l’on en arrive, progressivement, à une « fracture politique » entre les gouvernés et les gouvernants, entre le peuple et « les élites », la distinction de droit entre représentants et représentés ne faisant alors qu’exprimer tout en la masquant leur séparation et opposition de fait entre dominants et dominés, sous la figure paradoxale d’un « despotisme démocratique » (Tocqueville) ou encore d’une oligarchie technocratique désormais « décomplexée » ?

Pour éviter une telle dérive, ne faut-il pas réunir, précisément, « la source » et « l’exercice » de l’autorité politique dans le même sujet de droit, c’est-à-dire le peuple lui-même, comme le fait expressément Rousseau, qui est le fondateur du principe républicain moderne, quand il écrit : « Le Peuple soumis aux lois en doit être l’auteur » et établit que la principale caractéristique de la volonté générale est d’être « inaliénable », ou incessible à un autre, disqualifiant ainsi le principe même de la représentation parlementaire ? Si par souci d’efficacité il faut bien que le peuple se donne un gouvernement constitué de représentants (exécutifs, donc, et non pas législatifs), ce n’est alors que pour exécuter les décisions prises et signifiées par le peuple, formé par l’ensemble des citoyens qui exprime la volonté générale sous la forme d’une loi identique et impérative pour tous, comme le stipule l’article 6 de la Déclaration des droits de 1789 : « La loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège soit qu’elle punisse ». C’est pourquoi Rousseau (au nom de « l’indivisibilité » de la souveraineté) rejette le principe d’équilibre (ou d’équivalence) et surtout de séparation (ou d’indépendance) des pouvoirs, pour établir la primauté de la loi dans la hiérarchie des normes collectives, toutes les autres devant en dépendre, qu’elles émanent de l’exécutif (comme les décrets gouvernementaux ou autres « directives » européennes) ou du judiciaire (comme les arrêts de justice, des cours européennes notamment), et a fortiori d’instances non politiques, mais d’ordre économique (comme la fameuse « loi du marché »), ou encore d’ordre dit « culturel », et surtout « cultuel », émanant de la foi des communautés.

Mais ce principe participatif radical (repris de l’antique démocratie athénienne), ne témoigne-t-il pas, lui aussi, de quelques limites et mêmes pathologies dans sa mise en œuvre historique, depuis la Révolution française ? Si la souveraineté du peuple y est déclarée « indivisible » et « inaliénable » en théorie, n’est-elle pas divisée et aliénée dans les faits ? Les représentants exécutifs (ou commissaires/commissionnaires) sont-ils réellement moins susceptibles que les représentants législatifs (députés et autres sénateurs) d’usurper la souveraineté du peuple, et les « participants » des « A.G. souveraines » ne sont-ils pas souvent, eux-mêmes, plus soucieux d’expression et d’action « directes » de soi que de l’élaboration d’un quelconque « nous », indirecte par définition, justifiant ainsi la critique la plus classique (comme chez Platon, Montesquieu, Tocqueville, et même Rousseau) d’un peuple qui n’est le plus souvent qu’une foule ou encore une « masse » ignorante et incompétente, et donc inquiétante car dépourvue de toute vertu politique, faisant alors le lit de toutes les dérives anarchisantes puis, logiquement, despotisantes, autoritaires voire totalitaires, comme l’histoire et l’actualité politiques en témoignent à l’envi ? Le modèle de la démocratie délibérative ne permettrait-il pas, alors, de remédier à une telle corruption idéologique des modèles démocratiques participatif comme représentatif ?

Selon le principe délibératif (qui vient de l’actuelle « « éthique de la discussion » fondée par Apel et Habermas), une société est démocratique lorsque ses affaires sont gouvernées par la délibération publique de ses membres : ce qui est décisif ici ce n’est donc plus l’expression de la volonté politique des citoyens, qu’elle soit directe (participative) ou indirecte (représentative), mais « la formation même de cette volonté » dans et par un processus de délibération collective, ce qui récuse la présupposition de volontés individuelles qui seraient déjà formées ou toutes faites pour l’essentiel, au profit de l’élaboration concertative d’une raison publique par le biais d’un décentrement réciproque des opinions ou positions respectives de concitoyens qui ne s’expriment et ne communiquent plus spontanément, mais construisent progressivement des significations symboliquement partagées (selon un type logique original conjuguant les principes « U » et « D » de l’« Universalisation » par la médiation de la « Discussion »). Mais alors, bien plutôt que de se substituer aux modèles représentatif et participatif, la mise en œuvre pratique du modèle délibératif n’en présuppose-t-elle pas une synthèse qui en retienne les vertus respectives et conjointes ? La formation de la volonté générale (par le biais du suffrage universel et du vote à bulletin secret) ne requiert-elle pas, en effet, la participation active, en amont, de tous les citoyens à la discussion publique dans des « assemblées populaires » (« de base »), tout comme leur représentation par des assemblées de second ou troisième et même énième degré (régional, national et européen maintenant, et, bien entendu, international, comme pour l’O.N.U.), dont la stabilité (la législature) et les compétences (les lumières) sont nécessaires à la maturation intellectuelle et morale de décisions éclairées et responsables ainsi que d’exécutions à la fois efficaces et légitimes ? Cette participation et cette représentation délibératives nécessitent donc une véritable éducation populaire et même l’engagement public du « philosophe-éducateur » (Eric Weil), ce qui vient compléter le modèle délibératif par l’introduction d’un principe « I » (pour « Instruction »), une véritable universalisation ne se pouvant que par la médiation d’une discussion instruite (comme le signifie l’insistance mise sur l’institution scolaire publique, notamment en France depuis Condorcet) et visant à une refondation républicaine de la démocratie susceptible, au moins, d’éviter la déchéance morale et la décadence politique des hommes et des peuples démocratiquement constitués.

Joël GAUBERT